Association nationale des assistants de service social

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Lila #4 - « Comment pouvez-vous arracher cet enfant à sa mère ? »


En 2014, Charline Olivier a créé le personnage de Lila pour publier une série d'articles sur le blog "Jusqu’ici, tout va bien" hébergé par le site Rue89. Devenant difficiles à retrouver et avec l'accord de l'auteure, nous avons décidé de les regrouper sur le site de l'ANAS afin de leur donner une seconde vie. Ces textes illustrent les expériences rencontrées par les assistant·e·s de service social. Tous les prénoms ont été changés.



J’entends parler d’elle depuis quelques années, des bribes d’histoires. Un jour, je croise deux de ses enfants dans les bras de policiers, intervenus pour les protéger de leur maman qui délire et les maltraite, sans le vouloir, mais les faits sont là. J’ai vaguement le souvenir de leurs visages, petites fillettes effrayées dans des bras certes moins menaçants que ceux de leur mère, mais inconnus.

Deux ou trois ans passent. Je continue à entendre parler d’elle, je tends une oreille, je demande parfois des nouvelles des petites. Sa pathologie mentale l’empêche d’élever ses enfants. Elle les voit peu, jamais seule. Le papa va et vient dans leur vie.

Et puis un jour, branle-bas de combat. Elle attend un nouvel enfant. Date prévue de l’accouchement dans cinq mois. Il faut un volontaire pour accompagner la maman. Non, personne  ? Quelqu’un est-il volontaire  ?

Me voilà embarquée dans cette histoire. Sa pathologie flambe en ce début de grossesse, comme à chaque grossesse d’ailleurs. Tout le staff médico-social-judiciaire-psychiatrique se cache derrière son petit doigt et nous regardons les premiers mois passer.

Quid du bébé après la naissance ?

Personne ne souhaite s’exprimer sur l’après-grossesse. C’est tabou. Personne ne veut être celui qui pose la question suivante  : que va-t-il advenir du bébé à la naissance ? Elle se la pose. Même si la maladie la dévore littéralement, elle n’a pas oublié ses autres enfants. Alors, elle vient de façon intempestive nous interpeller, presque tous les jours. Elle vient, avec ce ventre qui s’arrondit, déverser sur nous ses délires de persécution, autour du complot. Et elle n’oublie jamais de nous redire : 
« Celui-là, vous ne me le volerez pas, je préfère mourir. » 
Elle me tolère à quelques mètres d’elle. Elle s’adresse à moi sans vraiment me voir. En général, je choisis de rester silencieuse. « Vous ne me volerez pas mon enfant. » Je préfère me taire que lui mentir. La « dream team » médico-socio-judiciaro-psychiatrique, de son côté, commence à s’agiter. Le bébé s’accroche à la vie dans cet utérus délirant. Il a passé les six mois de grossesse. Il va vivre. La « dream team », secrètement, avait espéré qu’il lâche l’affaire, qu’il comprenne qu’il n’y avait pas vraiment de place pour lui.

Et si elle se tue ? Si elle le tue ?

Là, maintenant, il nous oblige à poser tout haut la question du placement à la naissance et là, c’est la débandade générale. Il y a du monde autour de la table des négociations, mais chacun renvoie à l’autre ses responsabilités.
« C’est à la psychiatrie de se mouiller  ! Qu’ils l’internent de force  ! » 

La psychiatrie répond : 
Ah non, pas possible, la démocratie c’est aussi de choisir ou pas de se faire soigner  ! – Elle ne peut plus choisir, n’a plus sa tête. – Elle ne se met pas en danger ! , nous martèle le psychiatre. – C’est du ressort de la protection de l’enfance, de la justice !  – Mais cet enfant n’est pas né  ! Il n’a pas d’existence légale  ! On ne pourra le protéger qu’après sa naissance  ! Et si elle accouche chez elle ? Et si elle se tue ? Et si elle le tue  ? » 

Jour J-15. Les vacances des uns et des autres se préparent. Le système s’emballe et chacun voudrait que l’accouchement ait lieu pendant SES vacances, histoire de botter en touche. Je m’absente une semaine, pile pour le terme. Le jour J, je pense à lui, au bébé. Evidemment, un terme de grossesse, c’est aléatoire. Et sans doute qu’elle n’était pas pressée de le voir sortir, envahie qu’elle était par son complot de vol d’enfant. Samuel naît trois jours après terme.

48 heures pour agir

Le matin de mon retour, je me dirige vers le bureau de la responsable :
« Alors, il est né ? Qui s’est occupé de la situation pendant mes vacances ? – Ah, salut ! C’était bien tes vacances ? » 

Une question pour répondre à ma question. Pas bon signe.
« Il est né après terme. Tu vas devoir t’en occuper cette semaine. Le souci, c’est qu’on est en pleines vacances. L’équipe [comprendre : les Shadoks interinstitutionnels] qui devait intervenir avec toi est encore en vacances. Mais on va rester calme et on va gérer le truc ensemble. » 
Le « truc à gérer ensemble », c’est évaluer sous 48 heures si cette femme peut sortir de la maternité avec son bébé. Si ce n’est pas possible, solliciter en urgence une mesure de protection au juge des enfants. Si elle est ordonnée, aller chercher l’enfant en maternité et le confier temporairement à une pouponnière. Tout ça sous 48 heures.

Produire l’évaluation a été malheureusement assez rapide. La maman, dans sa chambre de maternité, alterne longues périodes de sommeil et de délire. Elle ne regarde pas vraiment son bébé. Les infirmières le mettent dans ses bras, mais sa maladie l’empêche d’être en lien avec son bébé et surtout avec la réalité. La justice ordonne une mesure de protection physique pour Samuel. Il a quatre jours. Difficile décision à prendre, surtout pour un pauvre substitut du procureur qui a l’air de débarquer de la Lune et qui doit regretter d’être de garde aujourd’hui.

Que va-t-on provoquer chez cet enfant en le séparant de sa mère ? Va-t-on contribuer au suicide de celle-ci ? N’y a-t-il vraiment pas une autre solution ? Nous avons cherché pendant deux mois des solutions, émis des dizaines d’hypothèses, envisagé tous les scénarios.

Moi, naïve, j’ai espéré jusqu’au bout qu’elle accepte un traitement médicamenteux qui « canaliserait » sa pathologie et lui permettrait peut-être d’être maman, même à temps partiel. Le psychiatre s’est bien amusé de ma vision idéalisée de la maladie mentale. Il nous a indiqué, du bout des lèvres, que l’enfant serait en danger avec sa mère. Mais il a refusé de l’écrire au juge des enfants, a refusé une hospitalisation sous contrainte.

Comme à un enterrement

Les 48 heures s’écoulent à la vitesse de la lumière. Deux nuits où, curieusement, je réussis à dormir, sans cauchemars. Je me surprends devant mon armoire, ce matin-là, à me demander comment j’allais bien pouvoir m’habiller. Je suis hors-champ, hors-temps. Je me sens face à une épreuve solennelle, comme à un enterrement. Cette image mortifère me secoue. Il n’est pas mort, ce bébé, il s’est battu, il est là.

10 heures. Arrivée à la maternité, décision du juge des enfants en poche. Nous avons convenu de procéder en deux temps : le bébé a été conduit dans une salle de repos, il nous attend. Nous allons lui « expliquer » qu’il doit quitter aujourd’hui sa maman, pour être accueilli à la pouponnière. Tout cela paraît cohérent sur le papier. Evidemment, tout part en sucette très vite.

Nous sommes attendues à l’entrée du service par l’interne de garde. Il a l’air d’avoir 25 ans et ressemble à Ken : 

« Comment pouvez-vous arracher cet enfant à cette mère ? » 


J’avais anticipé l’agressivité de la mère mais je n’imaginais pas cette hostilité de la part d’un professionnel. Je regarde ma chef, impassible, sortir la décision du juge, expliquer pédagogiquement le pourquoi d’une telle décision… J’ai envie de dire à ce petit connard d’interne suffisant qu’il ne sait rien de notre réflexion durant des mois, de notre implication, de notre déception…

« Vous ne le prendrez pas ce bébé, décision de justice ou pas. Je vais chercher un autre médecin, il vous dira que j’ai raison. » 


Trois minutes passent, je m’absorbe dans la contemplation du papier peint beige sale.

Il revient, il n’a pas l’air bien. Un médecin l’accompagne. Elle nous serre la main et dit : 

« Je vous en prie, faites ce que vous avez à faire, je sais à quel point c’est difficile. » 


Hurlements, menaces de mort

Maintenant, plus moyen de reculer. On nous conduit jusqu’à lui, beau, endormi. Il est là, paisible, dans ce petit pyjama vert. Ma responsable lui parle, doucement, lentement, lui raconte son début de vie, sa maman, sa maladie. Je reste figée sur ces paroles et tout à coup, je ne sais pas à qui elle parle. A moi ? Qui suis-je à ce moment-là ? Le bébé ? La maman ? Debout, je fonds en larmes au-dessus du berceau.

Pendant que nous conduisons Samuel à la pouponnière, la maman est informée de son départ. Evidemment, elle pète un câble. Elle attrape son portable et appelle la police. Elle hurle au téléphone que son fils vient d’être enlevé à la maternité. Elle appelle ensuite le père de Samuel, qui profère des menaces de mort. Il sera interpellé par le service de sécurité de l’hôpital.

Un peu à l’écart de ce chaos à la maternité, j’organise l’admission à la poup’ avec Samuel dans mes bras. Je le berce. Je sais que je ne devrais pas, je vois bien dans le regard des professionnels de la pouponnière une forme de mise en garde silencieuse. Plus j’attends, plus la séparation va être douloureuse. Les collègues finissent par me demander de partir. J’ai l’impression qu’on m’arrache les tripes.

Un chagrin infini

J’ai pleuré pendant 48 heures, d’un chagrin qui m’a semblé infini.

Samuel ne vit pas avec ses parents. Mais la maman va un peu mieux, accepte un traitement médical qui endort un peu sa maladie. Elle voit ses enfants deux fois par mois, accompagnée par des professionnels en qui elle a confiance. Elle vient souvent me voir. Je ne sais pas si elle a « oublié » mon rôle dans toute cette histoire, si elle s’en moque, si elle perçoit aujourd’hui la nécessité d’une telle décision. Aucune idée. Elle est économe de ses mots, mais me regarde dans les yeux.

Lundi 13 Février 2023




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