Association nationale des assistants de service social

Envoyer à un ami
Version imprimable
Partager

Lila #2 - Jean, Max et Icham : il était une fois trois ados « violents »


En 2014, Charline Olivier a créé le personnage de Lila pour publier une série d'articles sur le blog "Jusqu’ici, tout va bien" hébergé par le site Rue89. Devenant difficiles à retrouver et avec l'accord de l'auteure, nous avons décidé de les regrouper sur le site de l'ANAS afin de leur donner une seconde vie. Ces textes illustrent les expériences rencontrées par les assistant·e·s de service social. Tous les prénoms ont été changés.



Je travaille depuis plus de dix ans sur le même quartier. Les petits, alors en maternelle, rentrent à présent au collège. Curieusement, les ados que je rencontre aujourd’hui ne sont pas les enfants en danger de mes débuts. Jusqu’alors, leurs difficultés s’étaient montrées plutôt discrètes. Pour imploser aujourd’hui.

Ils fonctionnent à l’instinct et ne cherchent pas à plaire. Tous ont commis des actes de délinquance, qui les ont conduits, à un moment ou un autre, dans mon bureau. Ils ont agi en réunion.

Dans mon équipe, peu de collègues avaient envie de s’y coller, elles-mêmes aux prises avec leurs propres ados. Moi, de mon côté, j’avais vraiment besoin de faire une pause avec les petits, pour les mêmes raisons d’ailleurs !

Deux jeunes et un délit en commun

Jean et Icham ont ouvert le bal. J’ai reçu ces deux jeunes en parallèle, pour un acte commis ensemble. J’étais dubitative avant notre première rencontre.

Un des deux, fils de bonne famille, avait un palmarès de violence déjà conséquent. Pour autant, les parents avaient attendu l’interpellation de leur fils pour violence volontaire avant d’évoquer «  un problème  » et solliciter vaguement «  une aide pour le changer  ».

Son co-auteur, petit « rebeu » du quartier, a eu moins de chance : il a eu droit à une transmission immédiate de l’affaire au parquet. Le procureur de la République exige une évaluation sociale rapide de la situation d’Icham. Pour l’autre, les parents se déplacent au commissariat et font valoir leur insertion, leur réseau (avocat, éducateur…) qui va les aider.

Ce décalage dans le traitement de la même affaire ne manque pas de m’horripiler. J’alerte ma hiérarchie sur ce qui m’apparait être un délit de sale gueule. Molle réprobation.

J’essaie de ne pas tomber moi-même dans ce schéma pour accorder à l’un et à l’autre la même implication. Je découvre au fil des rencontres deux jeunes totalement différents, qui n’ont rien en commun, si ce n’est le même établissement scolaire et l’agression commise.

Jean appelle : « Rejoins-moi en ville. »

Jean, le fils de bonne famille, se présente de façon arrogante. Il revendique l’entière responsabilité de l’affaire, comme un trophée.

Icham, à l’inverse, se montre mutique. Il semble encore dans un état de sidération, des semaines après l’acte commis. Sa mère me dit qu’il ne dort plus, qu’il ne parle plus. Il me parle peu, mais est présent lors des rencontres proposées. J’essaie de l’aider à verbaliser son geste, ses ressentis, sans succès.

Je finis par lui demander : 
« Mais comment expliques-tu cette situation ? Quel concours de circonstances t’as amené là ? » 
Il me narre alors ce qui pourrait être qualifié de piège, tendu par Jean. Il connaît le garçon de vue. Il le croise au collège et sait, comme tout le monde, quels sont ses faits d’armes.

Icham s’accroche tant bien que mal à sa scolarité et ne se fait pas trop remarquer. Jean, lui, est dans la toute puissance et terrorise certains élèves en difficulté. Un après-midi, Icham reçoit un appel de Jean qui lui intime : 
« Rejoins-moi en ville. » 
Icham est intrigué et peut-être flatté d’être appelé par le petit caïd du collège. Il arrive au rendez-vous quelques minutes après, mais découvre qu’il n’est pas le seul à avoir été convié. Un autre jeune est là. « A son regard, j’ai compris qu’il allait me frapper », raconte Icham.

Celui-ci frappe une fois, pour se protéger dira-t-il. Une fois l’ado à terre, Jean se déchaîne et porte de nombreux coups. Le sang coule et Icham reste sidéré par cette image.

Il part en courant mais des témoins donnent leur signalement à la police, qui vient les interpeller plus tard dans l’enceinte de l’établissement scolaire.

Le principal s’insurge de cette arrestation dans son collège et les policiers acceptent de différer l’interpellation des deux auteurs, pour les cueillir à leur domicile.

« Prenez-le en foyer, il est méchant. »

« Le problème n’est pas une modification récente du comportement de nos jeunes. Je vois en réalité deux enjeux de fond : le premier est un processus de judiciarisation aux termes duquel on poursuit aujourd’hui des mineurs pour des faits qui ne sont pas nouveaux, mais que, autrefois, on était capable de gérer sans saisir la police et la justice.

Le deuxième c’est le processus de ghettoïsation aux termes duquel sont concentrées dans les quartiers que l’Insee appelle les “zones urbaines sensibles” les familles les plus précaires à tous points de vue, ce qui a notamment pour conséquence l’importance du niveau de certaines délinquances juvéniles. »

Je pense que cette petite formule « Ils sont de plus en plus jeunes et de plus en plus violents » est un véritable lieu commun du débat public, répété en boucle depuis maintenant plus de quinze ans. Aucune étude scientifique n’a jamais établi ce point. Et les quelques indicateurs que nous avons, non pas sur les statistiques administratives mais sur les enquêtes en population générale, concluent tous à une stabilité de problèmes sur les dix dernières années.

Jean est déroutant. Il a le physique d’un homme et la bouille d’un petit garçon. Il est englué dans une histoire familiale marquée par les secrets de famille. On m’alerte rapidement sur sa dangerosité potentielle à l’école, ses parents, sa sœur.

Je me refuse à voir sa violence. Pourtant, elle est là en permanence. Il me parle de sa fascination pour les rappeurs interdits de concert pour cause d’incitation à la haine. Il voit le monde à travers un prisme effrayant, où tout est lutte et domination.

Malgré l’affaire en cours, il continue la descente aux enfers. Il agresse un SDF sans défense, puis sa mère, sa sœur. La justice commence à s’inquiéter pour ce jeune, dont les parents, après l’avoir couvert pendant des années, ne veulent plus : 

« Prenez-le, mettez-le en foyer, il est méchant, il va tuer quelqu’un  ! Vous ne servez à rien, faites votre boulot, protégez-nous de lui ! » 

Les deux parents, socialement très bien sous tous rapports, nous apparaîssent très manipulateurs.

Jean dit à qui veut l’entendre « Moi, les conséquences, je m’en fous ». Un jour, il saute par la fenêtre sous les yeux de sa mère « pour la faire chier, lui faire peur ». Pompiers, observation à l’hôpital. Dans l’enceinte même du service hospitalier, il agresse ses parents. Direction la psychiatrie, sédation et camisole pour le contenir.

J’hallucine complètement, je n’ai jamais rencontré une situation aussi inextricable. L’évaluation de la dream team psy est la suivante : Jean est envahi par des images archaïques de violences.

Oui. D’accord. Et ? La dream team rend un diagnostic plus abouti au bout de quinze jours : 

« Jean présente des signes de dépression mais pas d’une structuration psychotique. – Ah  ? Il est juste un peu névrosé alors  ? – Arrêtez de vouloir psychiatriser des situations sociales inquiétantes, c’est de l’ordre de l’éducatif, pas de la maladie mentale ! » 

Jusqu’au jour où il tente d’assassiner son père. Il est alors conduit en centre éducatif renforcé, antichambre de la prison. Les deux parents sont dans l’illusion d« une punition magique.

Icham lui ne se remet pas de cette déferlante violente. Il a arrêté l’école, multiplie les faits de délinquance. Sa mère est démunie face à ce manque d’appétence pour la vie et le travail, une valeur familiale. Je suis moi-même démunie, sans recette d’envie d’avoir envie.

Max la Menace se rêve en Jack Bauer

Au même moment, je fais connaissance avec un copain de Jean, qui présente le même physique de Minotaure : bonne bouille mais corps impressionnant de puissance. Il me dit d’entrée de jeu avoir entendu parler de moi par Jean et fait le choix d’entamer la relation sur un mode arrogant. Recadrage immédiat.

J’avoue que celui-là me touche plus que les autres. Le regarder se tortiller sur sa chaise en essayant de rouler des mécaniques comme un petit enfant boudeur est assez déroutant. Encore une fois, je ne comprends pas ce qui a conduit ce gamin à délinquer avec l’autre, qui lui ne simule pas la violence antisociale. Max la Menace me narre alors un scénario digne d’un épisode de 24 heures. D’ailleurs, c’est sa série favorite. Il me parle d’heure H, de bloc 4, d’adrénaline, de planque…

Je lui remets tout de suite les pendules à l’heure : aujourd’hui, il n’est pas Jack Bauer mais un ado qui arrive dangereusement à la majorité pénale et qui va se retrouver bientôt dans le cabinet d’un juge d’instruction.
“Je vais aller en garde à vue ? ‘ me demande-t-il avec gourmandise. Soupir… T’as compris ce que je viens de te dire ?’ 
 
Le soir même, il met le feu en réunion à un scooter… Et comme il n’est pas super malin, il se fait prendre en photo par un passant et son portable. Il se fait arrêter quelques heures plus tard, avec son nouveau compagnon de jeu. Tout le monde au poste et le procureur de la République ne manque pas de me solliciter à nouveau. A la faveur de leur petite fête de la Saint Jean sur ce pauvre scooter, je retrouve donc Ali.

De son côté, Jean, malgré son éloignement forcé, n’en finit pas de faire parler de lui dans le quartier. Dernière tentative d’autodestruction : il a fait la ‘ balance ’ dans le cabinet d’un juge d’instruction. Un petit matin, une vague de perquisitions cueille quelques copains du quartier. S’en suivent de nouvelles mises en examens.

Et lui, qui doit-il être ? Un mort-vivant ?

On ramène ainsi les brebis égarées dans mon bureau… Max la Menace fait partie de la charrette du jour. Sa mère tente de m’appeler plusieurs fois, mais je suis occupée et ne répond pas tout de suite. Quand je reçois le message, Max est en garde à vue depuis une dizaine d’heures.

Il serait soupçonné d’une trentaine de vols en réunion. La machine est en branle : mise en examen, audience renvoyée deux mois plus tard devant le juge des enfants au pénal.

Max la Menace a une famille. Elle banalise, elle couvre mais elle protège, à sa façon. Je connais sa maman depuis des années. Elle a mis autant de temps à me faire confiance mais dans l’adversité, nous formons une équipe pour tenter d’éveiller la conscience de Max.

Son père est décédé d’une overdose, le sida a eu raison de son beau-père. Sa mère est une survivante. Et lui, qui doit-il être ? Un mort- vivant ? 

Max est en garde à vue, sa première ‘ gard’av ’, qu’il attendait tant pour être au niveau des autres. Il doit attendre deux mois pour être reçu par la juge des enfants, qui est débordée, comme les autres magistrats du Tribunal. L’audience va être au pénal, hors de mon champ de compétence. Pourtant, je considère qu’il y aurait plein de choses à tenter, en parallèle, sur le volet éducatif.

A mes yeux, lui, Ali, et tous les autres, sont aussi des mineurs en danger du fait du délaissement ou de la maltraitance de leurs parents. A tous, je leur explique mon point de vue lors de notre première rencontre. Souvent, ils me répondent crânement : 
‘ Eh ! Moi, je suis pas en danger, j’ai peur de rien !’ 
La maman de Max la Menace demande le placement de son fils. Elle ne peut plus accepter son attitude de caïd, ni les copains qui vont avec, et qui squattent régulièrement son domicile.

Je leur propose de lire mon écrit

Nous nous retrouvons, au tribunal, une après-midi pluvieuse et froide. La juge est en retard et nous avons une heure à tuer, avec Max et sa mère. Je leur propose de leur lire mon écrit qui se résume à un historique de leur situation familiale et une analyse de ce que je perçois chez Max.

Je suis émue à la lecture, comme à chaque fois d’ailleurs. Résumer la vie d’une famille à quelques pages qui resteront trente ans dans des archives est un exercice périlleux.

L’arrivée de Max au monde est brutale. Confié à la naissance à une pouponnière du fait de la toxicomanie de ses deux parents, Max a du s’accrocher un mois en couveuse avant d’être tiré d’affaire. La suite n’a été qu’une lutte pour la vie.

Son père fait une overdose. Sa mère se ‘ réveille ’ enfin et ne cessera plus jamais de se battre, comme une louve. Après trois ans, prouve à tous qu’elle sera une mère compétente pour élever son fils. Se passent une dizaine d’années, au cours desquelles nous faisons connaissance.

Au début, le simple fait que je demande des nouvelles de son fils lui faisait quitter mon bureau. Nous nous sommes apprivoisées, lentement. Il n’y avait pas d’urgence. Mais aujourd’hui, me voilà à lui résumer tout ceci, dans la salle d’attente d’un tribunal. Des larmes coulent en silence sur les joues creuses de la maman, les yeux de Max brillent.

Dimanche 11 Décembre 2022




Notez


Nouveau commentaire :
Twitter

Présentation de l'ANAS | Pourquoi adhérer ? | Le code de déontologie | Devenir Assistant(e) Social(e) | Témoignages d'Assistant·e·s de Service Social | Exercer en France et à l'étranger | La législation