Association nationale des assistants de service social

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Lila #3 - Avec les gens du voyage : « Moi, je la connais pas cette petite »


En 2014, Charline Olivier a créé le personnage de Lila pour publier une série d'articles sur le blog "Jusqu’ici, tout va bien" hébergé par le site Rue89. Devenant difficiles à retrouver et avec l'accord de l'auteure, nous avons décidé de les regrouper sur le site de l'ANAS afin de leur donner une seconde vie. Ces textes illustrent les expériences rencontrées par les assistant·e·s de service social. Tous les prénoms ont été changés.



Je suis arrivée dans une drôle d’équipe depuis quelques mois. Mes relations sont plus que complexes avec les trois quarts des collègues. Le quart restant me tolère, pas plus. 

Il faut dire que j’arrive en pleine guerre des tranchées entre le responsable et les professionnels du site. Dès le premier jour, on me jauge et le deal est clair : choisis ton camp.

Voilà le choix : un responsable qui joue la carte de la provocation permanente VS une bande de nanas survoltées en lutte contre tout (leurs mecs, leur boulot, leurs gamins, leurs carrières).

Lui s’amuse au quotidien à mettre de l’huile sur le feu. Il aime à te convoquer à n’importe quelle heure, pour n’importe quoi. Elles, en face, hurlent au loup sans prendre aucun recul. Et moi, tous, ils me saoulent.

Sauf que je viens de décrocher mon diplôme. Je suis en phase d’évaluation et mon embauche définitive dépend beaucoup de son avis à lui ! Alors, sans choisir mon camp, j’essaie quand même de supporter les attitudes de mon « manager ».

Les jours passent, interminables. Je m’ennuie. Je voulais de l’action et je me retrouve souvent seule, sans grand-chose à me mettre sous la dent. Or sur ce territoire, transitent pas mal de gens du voyage, entre deux pèlerinages évangélistes.

« J’ai un fils, il est bien, il serait bien pour toi »

Les voyageurs ont pris l’habitude de solliciter une aide lors de leurs passages, pour leur courrier, leurs démarches administratives.

Je découvre à leur contact un nouveau monde et surtout beaucoup de fantaisie. Les entretiens sont assez jouissifs, surtout quand ils essaient de me convertir à l’église du septième jour. Car Dieu m’a choisie. Oui, Dieu, qui a pourtant autre chose à faire normalement, m’a choisie et m’a mise sur leur chemin.

Tsiganes, Gitans, Roms, Sinti.. ?

- les gens du voyage, qui appartiennent à des cultures diverses, possèdent pour la plupart la nationalité française, et ont « un mode de vie traditionnel fondé [...] sur le voyage ». Ils sont 400 000 en France.

- les « Roms », étrangers migrants « qui étaient sédentaires avant leur venue en France pour fuir les difficultés économiques et les discriminations dont ils souffraient dans leur pays (pays d’Europe centrale et orientale). Ils seraient une dizaine de milliers.

Les instances européennes désignent l'ensemble de ces populations sur le continent par le terme générique de “Roms”.

Toutes les semaines, je leur mets à disposition un bureau et ma petite personne pendant une matinée. Ce sont surtout les femmes qui viennent me voir. Les mères jouent les entremetteuses et me disent “ J’ai un fils, il est bien, il serait bien pour toi. ”

Ces femmes me fascinent par leur complexité. Elles m’apparaissent libres et fortes mais sont en fait très soumises à la communauté et à la violence clanique.
“ T’es mignonne, tu nous aides bien, mais ne viens pas sur le terrain, tu n’es pas la bienvenue, les hommes ne t’accepteront pas. ” 
Je ressens de la part de l’équipe aussi une certaine hostilité. “ Tu devrais avoir autre chose à faire ”, me dit-on souvent, ou “ C’est pas dans ta fiche de poste ”. Il n’y a que mon manager pour me soutenir dans ma démarche.

Je découvre au fil des mois un homme qui aime à passer pour un con, d’une façon assez masochiste, alors qu’en individuel, il peut se montrer plutôt pertinent. Lui aussi a travaillé quelques années auparavant avec des voyageurs et est fasciné par ces gens qui revendiquent d’être à la marge.

Une odeur de truc foireux qui arrive

Les voyageurs se voudraient libres mais me semblent dans une forme de dépendance toxique avec le système, qu’ils utilisent sans complexes. C’est ce même système qui m’emploie, et peut-être que ma rébellion intérieure se nourrit inconsciemment de leurs bras d’honneur bruyants et exaltés.

Mon chef me convoque en tout début d’après-midi ce jour-là :
“T’as quelque chose de prévu cet après-midi ? J’ai besoin de toi tout de suite, on doit aller au commissariat ! Tu connais les gens du voyage, tu vas pouvoir démêler le truc.”
Ce jour-là, je sens le truc foireux arriver à plein nez, mais je n’arrive pas à organiser mes réflexions. Il vient de recevoir un appel de la police. Deux femmes sont en garde à vue, dans leurs locaux, avec une môme de dix ans, depuis plusieurs heures.

C’est une histoire incompréhensible de vol à la roulotte, dans un supermarché, commis par la fillette, qui serait peut-être la fille d’une des gardées à vue, mais laquelle ?

Aujourd’hui, une intervention aussi mal boutiquée, je la refuserai. Mais là, je suis le mouvement. Douche glacée dès l’arrivée à l’hôtel de police.

“Celle qui connaît bien les voyageurs”

Une partie de la communauté des voyageurs est dehors et manifeste franchement de l’hostilité. Nous entrons par une porte de service, derrière le bâtiment.

Mon manager a l’air dans son élément, rigolard. Moi, je suis livide. Il me présente à l’équipe de policiers comme étant “ celle qui connaît bien les voyageurs ”. Ils se marrent ouvertement : 
“Ah ben tiens, le procureur de la République veut qu’on aille sur le terrain récupérer les pièces d’identité des deux femmes gardées à vue et de la môme. Nous on refuse d’y aller pour des raisons de sécurité mais vous, si vous les connaissez...”
Il faut dire que je ne suis pas très impressionnante du haut de mes 23 ans, habillée comme une ado. Je m’éloigne des policiers et me dirige vers le couloir des gardes à vue. Une petite fille est assise à l’extérieur des cellules, sur un tabouret. Je m’approche et me mets à genoux : 
“Comment tu t’appelles ? – Rubis.”

“Tu finiras sur le carreau, on te retrouvera !”

Les deux femmes ne savent pas qui je suis mais percutent immédiatement sur la protection de l’enfance. Elles se mettent à hurler à travers les vitres de plexiglas :
“Laisse-la salope, laisse-la, tu vas finir sur le carreau, on te retrouvera !” 
Une des deux femmes se cogne la tête sur la vitre en plexi, me hurle sa haine. Toute cette agitation provoque l’arrivée des policiers, qui m’entraînent plus loin avec la môme.

Je suis en colère, j’ai peur. Je voulais de l’action, me voilà servie. La petite hurle pendant quelques secondes mais cesse dès que nous quittons le champ de vision des deux femmes. Je ne comprends toujours pas l’origine du pataquès et de toute cette agitation.

Une gamine qui vole dans un supermarché, ça ne mérite pas une garde à vue. Sauf que l’histoire est bien plus compliquée et ancienne. La technique du vol à la roulotte de ces femmes est bien connue localement : elles demandent aux petits de piquer à leur place. Si personne ne se fait prendre, c’est simple.

Si les enfants se font pincer, les mères simulent l’étonnement, le gamin se fait engueuler devant le vigile et l’affaire est close. Sauf qu’aujourd’hui, le directeur du supermarché n’a pas voulu de ce jeu de dupe et a appelé la police.

Les deux femmes présentes avec la fillette ont dit qu’elles n’étaient pas sa mère, ni l’une ni l’autre. Le ton est monté devant la mauvaise foi d’au moins l’une des deux et tout le monde a été embarqué au commissariat.

Arrivées là-bas, les deux femmes ont continué sur leur lancée :
“Nous ne savons pas qui est sa mère, en tout cas, c’est pas nous !” 
Quand j’arrive, ça fait trois heures qu’elles sont en garde à vue. Rubis est restée au commissariat, curieusement calme. Et c’est là que tout se complique.

“Allez chercher le père au terrain !”

Les policiers ont décidé de faire un exemple. Cette fillette est sans représentant légal ? Vous dites que vous ne savez pas où se trouve sa mère ? Réponse judiciaire : Enfant mineure, seule, sans filiation établie, donc danger, et obligation de saisir le procureur de la République.

Les deux femmes pensaient que les policiers bluffaient, elles ont laissé faire. Sauf que le procureur de la République, ayant peut-être aussi envie de faire un exemple, répond : 
“J’ordonne un placement provisoire du mineur en urgence dans un centre de l’enfance, en attendant de pouvoir prouver sa filiation légale.” 
C’est pour cela qu’on m’a appelée. Merci de me le dire maintenant. Devant ce traquenard, je m’insurge et commence à m’engueuler avec un des policiers. Il hurle à la gamine : 
“ T’avais qu’à dire qui c’était, ta mère, on en serait pas là. ” 
On s’engueule de plus belle et Rubis se blottit dans mes bras. Je n’ai pas tout perdu : maintenant, elle n’a plus peur de moi. Mon responsable reste en retrait. Il n’est pas super à l’aise mais me laisse exprimer ma colère. Les deux femmes, elles, ont tout de suite compris que je venais emmener Rubis en lieu sûr. Après m’avoir menacée, une d’elles me supplie : 
“Allez chercher le père au terrain, il vous donnera le livret de famille, c’est ma fille, je vous jure, c’est ma fille !” 
Sauf que moi, maintenant, j’ai peur. Je ne veux pas y aller. Pourquoi ne nous a-t-on pas appelé plus tôt ? Pourquoi nous appeler si tard pour faire le sale boulot ? Pourquoi ils n’iraient pas tous seuls emmener l’enfant ?

“Dis-leur qu’on a bien pris soin de toi !”

Les policiers semblent eux-mêmes dépassés par la tournure des évènements. Les voyageurs dehors commencent à s’agiter sérieusement et mon responsable décide de quitter très rapidement l’hôtel de police avec Rubis pour notre sécurité à tous.

Nous laissons derrière nous les cris des femmes et montons dans la voiture, direction le centre de l’enfance. Rubis crie, elle pleure, elle ne veut pas venir avec nous. Je suis assise à l’arrière avec elle et je prends ses mains dans les miennes pour qu’elle arrête d’enlever sa ceinture.

Je suis comme dans un état second, je ne m’entends plus penser tellement la poupette me vrille les tympans. On a 45 minutes de trajet à faire, ça va être du sport… Je parle sans discontinuer, de tout, de rien, de moi, d’elle et elle finit par s’apaiser.

Cette gamine me sidère : Quel est son quotidien ?  Comment a-t-elle pu rester calme en entendant sa propre mère dire et redire “ Moi, je la connais pas cette petite ”, rester assise trois heures sur un tabouret, au milieu d’un brouhaha d’uniformes et de cris ?

Elle semble déjà habituée aux embrouilles, elle me donnerait presque l’impression sur la fin du trajet d’être curieuse de cette nouvelle aventure.

“Où je vais dormir ? Quand est-ce que je revois maman ?”

Maman ! Je l’avais oubliée celle-là ! C’est laquelle ? J’ai tellement peur que je dis à Rubis : 
“Dis donc, t’as vu tout à l’heure, ta maman était sacrément en colère contre moi  ! Ce serait bien que tu lui dises qu’on a bien pris soin de toi  !”

Une injonction judiciaire très, très discutable

Il y en a un qui reste bien silencieux, c’est mon responsable. Pas trop fier de son coup, là. Il voulait qu’on joue les petits malins, et on se retrouve avec une injonction judiciaire très, très discutable. Tellement discutable qu’il se garde bien de croiser mon regard.

Nous arrivons enfin au centre de l’enfance. Je reste une petite heure avec Rubis qui s’amuse de toute cette attention portée sur elle. Combien de temps va durer cet improbable imbroglio ? Combien de nuits Rubis va-t-elle passer ici ? Je ne connais pas ce genre de situation et je n’ai aucune idée de ce qui attend la mère et l’enfant.

Je ne suis même plus en colère, juste lessivée et dubitative. Je rentre chez moi en m’imaginant me faire égorger au bas de mon immeuble par une horde de voyageurs sanguinaires (j’ai dû trop lire “Barbe Bleue” quand j’étais petite).

J’arrive au boulot le lendemain matin, hagarde après une nuit bien flippée. Mon chef m’attend. Il ne m’a pas l’air en forme non plus :

“Le commissariat a appelé, le père de la petite est venu présenter les papiers d’état civil hier soir, après notre départ, alors le procureur a levé le placement en urgence. La mère est sortie de garde à vue, il faut lui ramener Rubis. – Où ramène-t-on Rubis ? Sur le terrain des voyageurs ? – Non, tout le groupe est parti hier soir, la mère nous attend au commissariat.” 

Après tout ça, j’ai été bien seule à ma permanence d’accueil des voyageurs.

Lundi 16 Janvier 2023




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