Autres articles
-
Nouveau numéro de la Revue internationale des valeurs et de l'éthique du travail social
-
Recherche sur le travail social auprès des personnes agées en Angleterre
-
WEBINAIRE : Pratique du travail social et protection des droits de l'homme en Europe : liberté, égalité et droits de l'homme pour tous
-
Liberté, égalité et justice pour tous : le rôle essentiel du travail social dans la promotion des droits de l'homme
-
Invitation aux travailleurs sociaux du monde entier : partagez votre expertise pour améliorer les systèmes mondiaux de sécurité sociale
Pouvoir, politique et action sociale : la nécessité de réinventer le travail Social dans le monde entier – Contributions des travailleurs sociaux latino-Américains
« Je vais commencer ma présentation en me référant au thème de notre conférence IFSW 2016 qui s’est tenue à Séoul, en Corée du Sud, intitulée « promouvoir la dignité et la valeur des personnes ». Ce thème peut être interprété de plusieurs façons, je vais vous présenter une réflexion au sujet de la richesse et la profondeur de la pensée latino-américaine sur ce sujet. Je vais le faire à partir de mon point de vue unique en tant que femme, salariée, intellectuelle militante, militante du travail social et présidente pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’association internationale des travailleurs sociaux.
Pourquoi cette précision initiale ? Je ne crois pas en la neutralité des discours et de leurs interprétations. La production de connaissances et de pratiques professionnelles est toujours située et traversée par le genre, notre origine ethniques ou culturelles, mais aussi par nos références historiques, linguistiques et politiques. Chacun d’entre nous occupe un espace et un temps où nous sommes des sujets sociaux. Cet enracinement et notre construction en tant que sujets sociaux nous donne une impression tout à fait unique, une façon particulière d’être vivant, de sentir et d’habiter notre monde qui s’exprime toujours de façon différente pour chacun d’entre nous.
Toutefois, ces différences ont également été interprétées à bien des égards. Dans cet article, je vais faire référence à la manière dont le pouvoir se construit. Et si je parle de pouvoir, je dois parler de politique. Ma présentation tournera autour des hypothèses sur le travail social, la politique et le pouvoir.
Mais, quelles relations y a -t-il entre ces trois thèmes ? Pourquoi n’aurions-nous pas à parler de ces relations ? Pourquoi est-il important pour le travail social d’aborder la question du pouvoir et de la politique ? Quelles relations y a-t-il entre pouvoir, politique et travail social ? C’est l’objet même de cette conférence.
Ce sont quelques-unes des questions que je vais essayer de traiter dans cet article et je le ferai avec la profonde conviction que nous devons réinventer le travail social dans le monde entier. Nous devons commencer à penser à un nouvel agenda pour le travail social. Nous devons oser construire collectivement notre propre pensée, spécifique au travail social. Il n’est pas un appendice à l’ordre du jour d’autres organisations internationales.
La construction de l’ordre social
Les travailleurs sociaux ont une histoire. Nous ne pouvons pas la nier ou l’ignorer. Nous devons le reconnaître et l’apprécier parce que nous sommes des sujets inscrits dans une histoire, parce que nous en avons la mémoire. Cette mémoire permet également d’observer que, pour de multiples raisons, nous n’avons pas été toujours en mesure de remettre en question le statu quo, l’ordre établi, avec toutes les conséquences que cela implique, puisque ce qui n’est pas remis en cause ne peut être transformé. C’est évidemment un paradoxe, car l’aspiration du travail social est précisément de transformer la réalité, pour modifier l’ordre social.
Maintenant, de quoi parlons-nous quand nous parlons d’ordre social ? Pourquoi n’utilisons-nous pas ce terme ? Qu’entendons-nous par ce concept ? Il y a tant d’interprétations. Nous pouvons le comprendre de plusieurs manières. Comme le voit Waldo Ansaldi, un penseur argentin, l’ordre social est pour moi une construction historique, collective, politique et controversée. Il s’agit d’un réseau complexe de processus où les relations de pouvoir, d’exploitation et de domination sont constitutifs de ces processus. C’est pourquoi la construction d’un ordre social implique toujours la construction d’une matrice institutionnelle qui règle le mode d’exercice de ce pouvoir (Ansaldi et Giordano, 2012:683).
Si l’ordre social est une construction historique, ce n’est donc pas quelque chose de naturel ou attribuables à quelque divinité. C’est une construction humaine et donc interchangeable. Alors, le fait de dire « c’est toujours comme ça » ou « rien ne peut changer », est-ce acceptable pour le travail social ? Je crois que, malgré l’inertie, il existe toujours la possibilité d’un changement car l’ordre social est une construction humaine qui peut être modifiée. Si nous refusons cela, si nous nions la possibilité du changement social, nous nions également les possibilités que le travail social soit une profession dont l’objectif est de permettre le changement social.
En conséquence, pour répondre à la question de l’ordre social et de la possibilité de son changement, nous devrions parler tout d’abord du pouvoir et à la façon dont il est exercé. Cela implique que nous devrions parler à grande échelle des facteurs du pouvoir qui façonnent et maintient un ordre, qui aujourd’hui opprime et noie tant d’êtres humains, mais aussi des sociétés entières, des pays et des peuples. Je fais ici référence au capitalisme, au patriarcat et la colonisation de ce pouvoir.
Mais avant d’aller plus loin, nous devrions nous interroger sur le pouvoir lui-même : quel est-il ? Cela semble une question évidente ou redondante parce que nous avons tous une certaine expérience de l’exercice du pouvoir dans notre vie quotidienne. Toutefois, dans le présent, il y a aussi beaucoup d’interprétations possibles et il est donc nécessaire d’apporter des explications.
Le pouvoir a été compris comme étant quelque chose que n’importe qui peut prendre et s’approprier. Il a été dit par exemple qu’il est possible d’agir « pour prendre le pouvoir », ou « pour le pouvoir ». Mais, aujourd’hui, nous savons de la philosophie, la science ou de notre propre expérience de la vie, nous savons que ce pouvoir n’est pas une chose, mais une relation sociale. Il est toujours situé et enregistré dans des contextes historiques. Il est fragile, éphémère et changeant. Il circule entre les institutions, les organisations et les sujets sociaux.
C’est précisément à cause de cette fragilité, que les pays puissants qui régissent le monde inventent des systèmes sophistiqués qui oppriment le reste du monde. Ils justifient cette oppression avec des discours et des pratiques politiques de toutes sortes qui sont inacceptables. Dans sa forme extrême, lorsqu’un État s’engage dans un génocide (dans des pays en guerre), cela devient clair et c’est démasqué. Cette oppression est la conséquence principale des pratiques des agences gouvernementales des pays puissants, ainsi que celles de puissantes organisations internationales. ( on l’a vu pour un pays comme la Grèce). Il s’agit des pratiques de sociétés transnationales, de grands médias, mais aussi de bourgeoisies nationales et oligarchies dont les intérêts sont harmonisées avec ceux qui sont en situation d’autorité.
Ce mode du pouvoir exercé par les pays les plus dominants dans le monde a été historiquement basée sur une matrice coloniale. À cet égard, le penseur péruvien Aníbal Quijano définit le pouvoir comme une relation sociale constituée par la co-présence permanente de domination, d’exploitation et conflit. C’est le résultat et l’expression de luttes pour le contrôle des domaines fondamentaux de l’existence humaine : nature, travail, sexe, organisation collective, administration publique, information avec subjectivité / intersubjectivité, mais aussi pour le contrôle des ressources et les produits disponibles. Ces domaines de l’existence humaine constituent s’interconnectent de façon complexe et ils s’inscrivent dans une évolution historique du pouvoir.
Pour Quijano, le modèle actuel du pouvoir mondial se définit dans l’articulation entre le capitalisme présenté comme un modèle universel de contrôle de la nature et du travail ; le patriarcat comme un modèle de contrôle hégémonique sur les femmes autour du genre et du sexe ; l’euro-centrisme comme une forme hégémonique de contrôle sur la subjectivité/intersubjectivité et sur la production de connaissances et enfin la « colonialité » du pouvoir comme fondement d’un modèle universel de classification et de domination sociale autour la place de chacun en fonction de son origine ethnique (Quijano, 2000).
Ces quatre dispositifs de pouvoir configurent l’ordre mondial actuel et impliquent une variété de facteurs négatifs : l’appropriation du profit économique ; la concentration des richesses entre les mains de quelques-uns ; le pillage des ressources ; la destruction de l’environnement ; l’exploitation des enfants ; les activités de vente de la force de travail ; les trafics de drogues ; l’esclavage ; les coups d’état contre les démocraties ; la répression de la contestation sociale ; l’assassinat de dirigeants populaires ; la déstabilisation de gouvernements démocratiques ; la répression des droits fondamentaux ; l’exploitation des travailleurs ; la pauvreté extrême ; la famine ; le génocide ; les violences fondées sur le sexe ; le racisme et la xénophobie, et il y en a d’autres.
Cette situation affecte des millions d’êtres humains et met en risque la survie de notre planète Terre. Toutefois, cette tendance hégémonique, anthropocentrique, mono-culturelle, coloniale et patriarcale de croissance illimitée et la destruction de notre planète est en crise terminale.
Sa dynamique de destruction et de marchandisation de tous les domaines fondamentaux de l’existence humaine sapent les conditions qui le rendent possible. (Tel un colosse aux pieds d’argile) il est auto-destructeur, (et peine de plus en plus à se renouveler) comme sociologue vénézuélien Edgardo Lander, diplômé de l’Université de Harvard, l’écrit : « (...) aujourd’hui, la question n’est pas savoir si le capitalisme peut survivre à cette crise terminale. Si nous ne pouvons pas arrêter ce mécanisme de destruction systématique en peu de temps, ce qui est en jeu est la survie de l’humanité face à l’effondrement final du capitalisme » (Lander, 2012:80).
Alors que nous célébrons chaque jour, les possibilités de maintien de la vie de la planète, les altérations profondes subies par le climat la transforme, avec la perte de la diversité biologique et des sols fertiles, la déforestation et la pollution de l’eau, entre autres. Bien que ces changements menacent la planète entière, leurs effets sont inégaux, puisque les régions et les pays les plus pauvres n’ont pas les ressources et les capacités technologiques nécessaires pour neutraliser ou réduire les conséquences dévastatrices de ces changements. Pour de nombreuses populations, même la migration n’est pas une alternative, car déjà les stratégies appliquées sévèrement par de nombreux gouvernements limitent cette possibilité.
Cependant, des millions d’êtres humains sont obligées de migrer vers d’autres pays à la suite de conflits armés et de crises politiques dans leur propre pays. Des milliers d’entre eux meurent avant d’atteindre leur destination, comme cela se produit en mer Méditerranée. Ceux qui, avec de la chance arrivent à destination, trouvent souvent des conditions de vie très dures : sans travail, sans maison ou sans famille et, selon Giorgio Agamben, se sentant jetables et indésirables. Il semble que la solidarité humaine soit gravement menacée par ce type de pratique de la puissance qui s’apparente presque à un apartheid mondial.
Le Forum International sur la mondialisation nous avertit que l’actuelle inégalité dans la répartition des richesses est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. La concentration croissante des richesses entre les mains d’une oligarchie financière mondiale est obscène. Le groupe financier Crédit Suisse a commencé à publier des statistiques sur la répartition des richesses dans le monde entier. Selon cette publication, la moitié la plus pauvre de la population adulte mondiale a seulement 1 % des richesses mondiales, tandis que les 10 % les plus riches en possède 84 %. Les 1 % les plus riches possèdent quant à eux 44 % des richesses mondiales (Crédit Suisse Research Institute, 2011).
Ces inégalités profondes affectent non seulement les êtres humains qui en souffrent, mais ils affaiblissent, restreignent et menacent le cœur même de la démocratie. Cette concentration de la richesse et le pouvoir politique qui le soutient nécessairement, est l’expression la plus dramatique des limites de la démocratie dans le monde dans lequel nous vivons. Dans de nombreux pays, malheureusement et au-delà les régimes politiques qui régissent chacun d’entre nous, les institutions publiques répondent plus aux intérêts des oligarchies économiques et financières locales et mondiales, qu’aux intérêts de leurs citoyens.
Edgardo Lander écrit : « toutes les alternatives à la crise actuelle de civilisation et aux effets de la destruction des conditions qui rendent la vie possible, devraient être considérées comme essentielles dans la lutte contre ces inégalités obscènes. Dans le cas contraire, elles sont vouées à l’échec. Une redistribution radicale, accompagnée d’un transfert extraordinairement massif des ressources et l’accès aux biens communs, réduira l’insoutenable pression humaine sur les écosystèmes qui entretiennent la vie et permettra à la majorité de la population ait accès digne à des conditions d’existence » (Lander, 2012:88).
Je pense qu’il est très important de souligner ici que cette tendance à la croissance de l’oligarchie financière mondiale n’est pas possible sans le soutien inconditionnel des maitres de la pensée économique, comme on les trouve dans les grandes universités du monde. Leurs pratiques et leurs enseignements constituent la source importante d’une base scientifique qui légitime cette tendance, non seulement validé et prise en charge par les universités elles-mêmes, mais aussi par de nombreux autres acteurs.
Nous pouvons confirmer tout cela en passant en revue le contenu des publications des trois dernières décennies des organisations internationales et des agences gouvernementales des pays les plus puissants du monde. Nous trouvons des documents abondants avec des recommandations de politiques publiques basés sur les idées, concepts, catégories et même des théories qui ont reçu le prix Nobel. Ces publications ont favorisé la croissance de l’oligarchie financière mondiale et ils ont également souligné que les gouvernements, collectivités locales, familles, groupes et sujets sont là pour assumer et résoudre les problèmes et les situations qu’ils rencontrent.
Travail social, la politique et les luttes sociales
Face à ce panorama particulièrement sombre, profondément injuste, blessants, inhumain et très troublant dans ce contexte mondial que nous connaissons tous, je vous interroge : Pouvons-nous parler du travail social comme étant de promouvoir la dignité et la valeur de personnes sans aborder ces questions ? Je pense que nous ne le pouvons pas. En outre, je pense que ne pas s’informer sur le contexte et les causes profondes qui sous-tendent ces problèmes flagrants est naïf. Clairement, nous sommes alors complices de cette situation, car, en tant que travailleurs sociaux, nous avons beaucoup à dire, à proposer à ceux qui prennent des décisions et sont directement responsables de la mise en œuvre de réponses.
Si nous ne nous attaquons pas à ces grands enjeux du travail social d’un point de vue politique, nous allons très certainement tomber dans l’erreur qui consiste à blâmer les sujets sociaux avec lesquels nous interagissons. Nos pratiques professionnelles seront certainement réduites à la simple aide, au soutien individuel dans l’isolement. Si nous nous limitons uniquement à ce type de pratique, aussi noble qu’il puisse être, nous cachons la réalité plutôt que de la révéler. Nous agissons alors seulement sur la surface d’un ordre social absolument cruel et inégal. Nous ne pourrons pas exposer la nature politique des inégalités sociales et, par conséquent, le caractère politique du travail social. Cela se traduit par l’idée que nos professions sont une simple activité, avec des pratiques d’entraide à la mode, mais manquant réellement de sens.
Avec ces pratiques professionnelles (non portées par le sens et l’analyse), nous ne faisons que reprocher aux sujets sociaux la situation dans laquelle ils se trouvent – c’est-à-dire « critiquer la victime » –, comme s’ils pouvaient eux-mêmes individuellement modifier leur propre situation. En disant cela, je ne nie pas et n’ignore pas le potentiel et les capacités des sujets sociaux. Je ne les situe pas comme étant passives dans les processus de transformations sociales bien au contraire. Je veux dire, qu’il existe de puissantes structures oppressives qui soutiennent et reproduisent ce qui se passe actuellement. Cela signifie que, si nous n’agissons pas sur les conditions historiques positives qui font évoluer ces structures, il reste très difficile voire même impossible pour les gens d’échapper à la situation dans laquelle ils vivent et, par conséquent il est impossible pour eux de se développer librement en tant qu’êtres humains, comme c’est leur droit dès la naissance.
Mais cette situation, loin de nous conduire au découragement et au scepticisme, doit nous mobiliser et nous donner la force de nous battre pour un monde plus juste, plus humain et plus démocratique. Nous ne sommes pas seuls dans cette lutte. Comme le dit le philosophe argentin Enrique Dussel, le problème de la transformation de l’ordre social nécessite une formation d’acteurs collectifs qui s’engagent face aux injustices du système. Ce philosophe réintroduit la dimension politique des personnes en tant que sujets, tels que Gramsci l’a compris : comme un bloc social, celui des opprimés, qui admet des contradictions, mais qui reste au cœur de la lutte pour leur émancipation.
L’histoire nous enseigne que les acquis sociaux ont toujours été produits des luttes collectives. Il est important et vital de soutenir les actions que le peuple mène face à la croissance des inégalités sociales qui affecte non seulement la démocratie, la paix et la dignité humaine, mais la vie elle-même. Ces dernières années ont vu une augmentation des mobilisations contre les injustice sociales dans le monde entier, ce qui suggère qu’un autre monde est possible.
Dans les deux dernières décennies, l’Amérique latine a été le territoire le plus actif dans ce mouvement de lutte. Parmi ces actions emblématiques, il y a les luttes et mobilisations en Argentine contre la pollution minière, les papeteries et les ajustements néolibéraux. Au Brésil, ce sont des actions pour la défense de la démocratie qui ont été organisées. Au Pérou, la résistance contre des sociétés minières a été engagée. Au Chili ce sont les luttes des mineurs pour meilleures conditions de travail mais aussi la lutte du peuple Mapuche sur les régimes fonciers et enfin celle des étudiants pour l’éducation publique de qualité.
Dans le monde arabe, des changements politiques impensables jusqu’à il n’y a pas si longtemps sont également en cours. Un exemple a été donné avec les mobilisations populaires de ce qui a été nommé « le printemps arabe ». En Espagne, les indignés, mouvement combiné d’actions d’occupation d’espaces publics dans le centre des villes avec des manifestations de masse, notamment à Madrid et Barcelone, ont exigé la « démocratie réelle maintenant ». Il s’agit d’un mouvement large, cohérent et soutenu qui a provoqué une profonde remise en cause du système politique espagnol et de ses partis politiques, même envers les partis de gauche.
Aux États-Unis, le mouvement qui a commencé par occuper Wall Street s’est élargi auprès d’un millier de centres urbains dans tout le pays. Le slogan principal du mouvement : « Nous sommes les 99 % », identifie et installe visiblement dans la conscience des citoyens américains, l’existence et la gravité du conflit entre « riches » et « pauvres ». Dans l’agenda public du mouvement ont été incorporées des actions très importantes comme la lutte contre le racisme et le patriarcat, contre les inégalités ; pour le droit au travail et la négociation collective.
Les réalisations les plus importantes de ces luttes se traduisent, entre autres, par la politisation des jeunes qui ne se retrouvent pas dans les débats publics de politique traditionnelle tels qu’ils existent actuellement. Ils posent les questions élémentaires et fondamentales de la démocratie, de l’égalité et de la valeur réelle des personnes. Les mouvements ont également ouvert d’autres pistes de réflexion et d’action politique, d’autres façons de faire de la politique en réponse à l’absence d’alternatives et changements portées par la politique traditionnelle.
En tenant compte de ce scénario qui conjugue inégalités sociales profondes, résistance et mobilisation populaire, je soumets – une fois de plus – la nécessité de réinventer le travail social dans le monde entier. Promouvoir la dignité et la valeur des personnes implique la nécessité d’intégrer une dimension politique dans les débats mondiaux du travail social. Cela signifie l’inclusion de la dimension politique dans nos réunions, nos rassemblements, dans nos publications, dans les domaines de la formation professionnelle et, bien sûr, dans notre pratique professionnelle.
Mais, d’abord et avant tout, nous devrions nous demander : qu’entendons-nous par la politique ? Que signifie la politique pour nous aujourd’hui et ce que signifie-t-elle pour le travail social ? Nous avons aussi ici et encore une nouvelle fois des interprétations très différentes. La politique est comprise de différentes manières. Pour la philosophe allemande Hannah Arendt, la politique est ce qui organise tous les domaines de la vie humaine (ce qui fait exister l’agir en commun). Son origine se trouve dans le « entre hommes », et par conséquent, c’est une relation sociale qui est particulièrement concernée par la façon dont les humains s’organisent et interagissent ; Michel Foucault, philosophe Français parle de bio-politique, (un néologisme utilisé pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires mais sur la vie des individus, sur des populations). C’est toujours un fait social, quelque chose de construit par, pour et entre les personnes. C’est par conséquent aussi, une construction historique, sous réserve des conditions de production de moments historiques. De là les possibilités réelles et les limites de la politique émergent. En bref : nous sommes nés, nous vivons et nous mourons dans des conditions qui sont créées par la politique.
La philosophe américaine Iris Young fait des liens entre politique et justice. Elle dit que c’est le thème principal de la philosophie politique. Elle ne conçoit pas la justice dans le sens de son administration, comme il est communément entendu, mais comme la justice sociale. Dans cette conception de la justice, la domination et l’oppression sont plus importants que la distribution. Ce sont des termes que la philosophe utilise pour conceptualiser l’injustice sociale. Pour elle, « le concept de justice est coextensive avec la conception de la politique » (Jeune, 2000:22).
Dans ce même ordre d’idées, pour Hannah Pitkin la politique est « l’activité par laquelle des groupes relativement importantes et permanents de personnes décident de leur avenir, ce qu’ils feront collectivement et comment ils vivront ensemble » (Pitkin, 1981:343). Dans le même ordre d’idée, pour Roberto Unger, la politique se réfère à « la lutte pour les ressources et les accords qui organisent les termes de nos relations pratiques et passionnées » (Unger, 1987:145).
Nous le voyons, la politique est directement liée à ce qui est en mesure de décider de façon collective de la vie que nous voulons, y compris de la production des connaissances, des ressources et des arrangements institutionnels. La vie sociale est essentiellement politique, quelle que soit la participation des sujets sociaux qui la composent. Pour Iris Young, « la politique couvre tous les aspects de l’organisation institutionnelle, de l’action publique, des pratiques, des habitudes sociales et pratiques et significations culturelles dans la mesure où elles sont susceptibles de permettre des prise de décision et d’évaluation collective » (Young, 2000:23).
Par conséquent, la politique pose la question de la participation et du pouvoir de trancher les affaires collectives d’une société. Le sens et la valeur de la politique sont fondées sur le fait que c’est le domaine où il est décidé qui s’engage et agit, pour qui, à quelles fins et avec quelles ressources. Cela signifie que la politique affecte nécessairement nos vies en tant que sujets sociaux, sans différencier les espaces privés et publics, la vie publique et la vie intime. Comme le mouvement féministe dans les années 1970 l’a souligné : « le personnel est politique ».
En d’autres termes, nous ne pouvons pas faire sans la politique parce qu’elle est constitutive de la vie sociale. Si quelqu’un se prononce sur nos vies et notre avenir, alors il est évident que nous devons participer à la décision. Par conséquent, plus une société est politisée, plus ses membres auront des capacité de résistance et de conscience. La même chose se produit avec le travail social. Nous ne sommes pas à l’extérieur de la vie sociale et donc de la politique. Donc réinventer le travail social dans le monde entier de façon explicite implique de reconnaître le sens et la valeur de la politique dans le travail social.
La nécessité de réinventer le travail social dans le monde entier
Réinventer le travail social dans le monde signifie aussi ne pas reproduire la pensée dichotomique, qui consiste à séparer la pratique professionnelle de la production de connaissances et de la formation professionnelle.
Je voudrais arrêter d’écouter les faux débats en travail social, qui préconisent la séparation de ces domaines. Ces faux débats considèrent, d’une part, le monde universitaire et la production de connaissances et, d’autre part, la pratique professionnelle, comme s’ils étaient des domaines séparés et même contradictoires. Avec cette dichotomie nous reproduisons une séparation entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés. Nous sommes des enseignants, des intellectuels et des travailleurs sociaux, mais fondamentalement nous sommes également des employés et des salariés, et donc nous sommes aussi vulnérables que les sujets sociaux avec lesquels nous interagissons quotidiennement. Nous ne sommes pas supérieurs parce que nous avons un ou plusieurs titres ou diplômes, mais nous avons de plus grandes responsabilités. Nous devons mettre toutes nos connaissances et une expérience professionnelle au service de la population (du peuple).
La réinvention du travail social dans le monde implique aussi de faire preuve de maturité pour critiquer nos propres gouvernements lorsque ceux-ci ne répondent qu’aux intérêts des grandes sociétés transnationales. Ces sociétés n’ont ni patrie, ni nation et prennent des décisions politiques qui nuisent à des millions de personnes, les condamnant à une vie de misère, dans certains pays aux guerres et aux conflits, de fuir leurs terres, à se réfugier dans un pays étranger, ou de se noyer dans la Mer Méditerranée.
Ces gens n’ont-ils aucune dignité, de valeurs ou de droits ? Si, bien sûr. En tant que travailleurs sociaux, il faut surveiller et défendre ces droits et ne pas nous défendre en cherchant à être protégés par des faux nationalismes et par des gouvernements qui génèrent ces situations avec leurs décisions. Les droits des peuples ne sont pas négociables, ils sont exigés, ils sont respectés, ils sont exercés. Comme les travailleurs sociaux, nous avons de nous mettre face à ceux qui oppriment, violent et refusent ces droits.
Cette dure réalité nous oblige à réfléchir ensemble, à construire un programme collectif, indépendamment des différences que nous avons entre nous, au-delà de nos singularités. Elle nous demande de construire un travail social critique et émancipateur. Je suis convaincu que, tout comme le Forum Social mondial installé la devise « un autre monde est possible », au niveau mondial également « autre travail social est possible ». Cela dépend seulement de nous, de notre propre volonté politique et le degré de conscience historique dont nous disposons.
Je ne prétends pas que nous pensons tous de la même manière. Au contraire, je conserve et réclame les différences entre nos positions respectives, mais pas comprise comme synonyme d’infériorité, parce que cela implique l’inégalité et l’inégalité implique toujours la domination. Au contraire, comme je le dis, je soutiens et réclame le droit aux différences non comme infériorités mais comme une diversité, une richesse et la potentialité de notre collectif professionnel.
La matrice colonisatrice du processus de pouvoir construit les différenciations comme synonymes d’infériorité : « pauvre », « noir », « femme », « indien », « homosexuel ». Elle fait partie des questions politiques et sociales et des classifications construites à partir de cette logique du pouvoir.
Nous ne pourrons jamais accepter la construction de l’autre dans un endroit ou dans une position de supériorité. Au contraire, nous devons être profondément respectueux d’autrui, de l’autonomie des personnes, des savoirs populaires, des pratiques sociales et religieuses diverses. Affirmer le contraire nous transforme en instruments de domination sociale et d’oppression. Cependant, nos différences ne peuvent pas être des obstacles à la construction de projets collectifs car, au-delà de toutes les différences, nous devons être en mesure de construire des accords et consensus car les intérêts collectifs priment sur les intérêts individuels.
Réinventer le travail social implique donc l’élaboration d’une politique de reconnaissance de la diversité, parce que sans elle, il n’est pas possible de penser à la justice sociale et sans justice sociale il n’y a aucune possibilité de promouvoir la dignité et la valeur des gens.
Considérations finales
En 2014, la Fédération internationale des travailleurs sociaux (FITS), dans le cadre de l’Assemblée mondiale qui a eu lieu à Melbourne, en Australie, a voté et approuvé une nouvelle définition globale du travail Social qui stipule que : « travail Social est axée sur une pratique profession et une discipline académique qui favorise le changement social et développement, cohésion sociale et l’autonomisation et libération du peuple. Principes de justice sociale, de droits de l’homme, de responsabilité collective et de respect des diversités sont au cœur de l’action sociale. Reposant sur les théories du travail social, sciences sociales, sciences humaines et les savoirs autochtones, le travail social s’engage personnes et structures pour relever les défis de la vie et améliorer le bien-être »
Comme nous pouvons le constater, mes réflexions sont directement liées non seulement autour du thème de l’Agenda Global pour 2014-2016, mais aussi autour des principes directeurs inclus dans la définition globale du travail social lui-même… Ce que j’ai essayé de faire est d’approfondir ou peut-être expliquer plus en détail ce qu’implique le sujet mis à l’agenda mondial et la nouvelle définition globale du travail Social… Je crois profondément que les principes qui définissent les finalités sociales dans le monde entier, ne peuvent être laissées vides de sens ou résumées dans des déclarations et rhétoriques, qui définissent de simples concepts sans aucune signification.
Mon intérêt majeur en acceptant l’invitation à cette conférence était de contribuer efficacement à la construction d’une œuvre sociale critique et émancipatrice. Cela va nous motiver à l’action. C’est un grand projet collectif dans lequel nous nous sentons tous inclus et pour lequel nous sommes tous prêt à nous battre. Nous sommes prêts à donner le meilleur de nous-mêmes.
Bien sûr, je suis consciente que cette proposition que je partage avec vous aujourd’hui, loin de nous donner la paix et la sécurité, dérange, mobilise et nous provoque. C’est une proposition qui nous invite à nous détacher de notre mode de pensée unique et monoculturel. Il propose des pratiques désobéissantes et indisciplinées et nous offre un horizon d’espoir, de dignité et de la pluralité des voix notamment celles qui ont été réduites au silence et oubliées.
Comme l’indique Walter Benjamin, ceux qui sont morts nous le demandent. De nombreux travailleurs sociaux, dans le monde entier, ont combattu et donné leur vie pour l’émancipation sociale, avec le seul objectif de contribuer à un monde plus juste, plus démocratique et plus humain.
En outre, beaucoup en ce moment dans leur travail se consacrent à cette cause au péril de leur vie. Je vous invite donc à réfléchir profondément sur les thèmes et enjeux que j’ai exposées dans cette conférence. Je vous invite à poursuivre et à approfondir notre lutte collective pour ce monde plus humain, plus juste et plus démocratique à laquelle nous aspirons tous.
Cette lutte, comme j’ai mentionné plus tôt, ne repose pas seulement sur les travailleurs sociaux. Nous avons l’héritage des grands combattants sociaux et politiques qui ont posé le cap et tracé un chemin que nous devons suivre sans aucune remise, sans baisser nos drapeaux et sans renoncer à nos compatriotes. Nous suivons le sillage des leaders inspirants, comme Karl Marx (Allemagne), Mahatma Gandhi (Inde), Martin Luther King (Etats-Unis), José Martí (Cuba), Simón Bolívar (Venezuela), Ernesto « Che » Guevara (Argentine), Mary Wollstonecraft (Angleterre), Olympe De Gouges (France), Emiliano Zapata (Mexique), Nelson Mandela (Afrique du Sud), Malala Yousafzai (Pakistan), Rigoberta Menchú Tum (Guatemala), Adolfo Pérez Esquivel (Argentine) et Paulo Freire (Brésil), parmi beaucoup d’autres.
Comme l’a dit Mary Wollstonecraft, ce dont le monde a besoin n’est pas la charité, mais la justice et la justice ne seront pas possible, alors que les structures d’oppression et de domination et les dispositifs de puissance produisent et reproduisent les inégalités, l’exploitation et la misère. Nous avons un grand défi à venir. Bien sûr, il n’est pas facile, mais je suis convaincu que cette cause vaut la peine et qu’il est utile de continuer à se battre parce que, comme Ernesto « Che » Guevara l’a soutenu, « le seul combat qui est perdu est celui qui est abandonné ».
Silvana Martinez
Reproduction du texte original publié sur le site de l’IFSW, « Pouvoir, politique et action sociale : la nécessité de réinventer le travail Social dans le monde entier – Contributions des travailleurs sociaux latino-Américains », disponible sur : http://ifsw.org/news/pouvoir-politique-et-action-sociale-la-necessite-de-reinventer-le-travail-social-dans-le-monde-entier-contributions-des-travailleurs-sociaux-latino-americains/
Pourquoi cette précision initiale ? Je ne crois pas en la neutralité des discours et de leurs interprétations. La production de connaissances et de pratiques professionnelles est toujours située et traversée par le genre, notre origine ethniques ou culturelles, mais aussi par nos références historiques, linguistiques et politiques. Chacun d’entre nous occupe un espace et un temps où nous sommes des sujets sociaux. Cet enracinement et notre construction en tant que sujets sociaux nous donne une impression tout à fait unique, une façon particulière d’être vivant, de sentir et d’habiter notre monde qui s’exprime toujours de façon différente pour chacun d’entre nous.
Toutefois, ces différences ont également été interprétées à bien des égards. Dans cet article, je vais faire référence à la manière dont le pouvoir se construit. Et si je parle de pouvoir, je dois parler de politique. Ma présentation tournera autour des hypothèses sur le travail social, la politique et le pouvoir.
Mais, quelles relations y a -t-il entre ces trois thèmes ? Pourquoi n’aurions-nous pas à parler de ces relations ? Pourquoi est-il important pour le travail social d’aborder la question du pouvoir et de la politique ? Quelles relations y a-t-il entre pouvoir, politique et travail social ? C’est l’objet même de cette conférence.
Ce sont quelques-unes des questions que je vais essayer de traiter dans cet article et je le ferai avec la profonde conviction que nous devons réinventer le travail social dans le monde entier. Nous devons commencer à penser à un nouvel agenda pour le travail social. Nous devons oser construire collectivement notre propre pensée, spécifique au travail social. Il n’est pas un appendice à l’ordre du jour d’autres organisations internationales.
La construction de l’ordre social
Les travailleurs sociaux ont une histoire. Nous ne pouvons pas la nier ou l’ignorer. Nous devons le reconnaître et l’apprécier parce que nous sommes des sujets inscrits dans une histoire, parce que nous en avons la mémoire. Cette mémoire permet également d’observer que, pour de multiples raisons, nous n’avons pas été toujours en mesure de remettre en question le statu quo, l’ordre établi, avec toutes les conséquences que cela implique, puisque ce qui n’est pas remis en cause ne peut être transformé. C’est évidemment un paradoxe, car l’aspiration du travail social est précisément de transformer la réalité, pour modifier l’ordre social.
Maintenant, de quoi parlons-nous quand nous parlons d’ordre social ? Pourquoi n’utilisons-nous pas ce terme ? Qu’entendons-nous par ce concept ? Il y a tant d’interprétations. Nous pouvons le comprendre de plusieurs manières. Comme le voit Waldo Ansaldi, un penseur argentin, l’ordre social est pour moi une construction historique, collective, politique et controversée. Il s’agit d’un réseau complexe de processus où les relations de pouvoir, d’exploitation et de domination sont constitutifs de ces processus. C’est pourquoi la construction d’un ordre social implique toujours la construction d’une matrice institutionnelle qui règle le mode d’exercice de ce pouvoir (Ansaldi et Giordano, 2012:683).
Si l’ordre social est une construction historique, ce n’est donc pas quelque chose de naturel ou attribuables à quelque divinité. C’est une construction humaine et donc interchangeable. Alors, le fait de dire « c’est toujours comme ça » ou « rien ne peut changer », est-ce acceptable pour le travail social ? Je crois que, malgré l’inertie, il existe toujours la possibilité d’un changement car l’ordre social est une construction humaine qui peut être modifiée. Si nous refusons cela, si nous nions la possibilité du changement social, nous nions également les possibilités que le travail social soit une profession dont l’objectif est de permettre le changement social.
En conséquence, pour répondre à la question de l’ordre social et de la possibilité de son changement, nous devrions parler tout d’abord du pouvoir et à la façon dont il est exercé. Cela implique que nous devrions parler à grande échelle des facteurs du pouvoir qui façonnent et maintient un ordre, qui aujourd’hui opprime et noie tant d’êtres humains, mais aussi des sociétés entières, des pays et des peuples. Je fais ici référence au capitalisme, au patriarcat et la colonisation de ce pouvoir.
Mais avant d’aller plus loin, nous devrions nous interroger sur le pouvoir lui-même : quel est-il ? Cela semble une question évidente ou redondante parce que nous avons tous une certaine expérience de l’exercice du pouvoir dans notre vie quotidienne. Toutefois, dans le présent, il y a aussi beaucoup d’interprétations possibles et il est donc nécessaire d’apporter des explications.
Le pouvoir a été compris comme étant quelque chose que n’importe qui peut prendre et s’approprier. Il a été dit par exemple qu’il est possible d’agir « pour prendre le pouvoir », ou « pour le pouvoir ». Mais, aujourd’hui, nous savons de la philosophie, la science ou de notre propre expérience de la vie, nous savons que ce pouvoir n’est pas une chose, mais une relation sociale. Il est toujours situé et enregistré dans des contextes historiques. Il est fragile, éphémère et changeant. Il circule entre les institutions, les organisations et les sujets sociaux.
C’est précisément à cause de cette fragilité, que les pays puissants qui régissent le monde inventent des systèmes sophistiqués qui oppriment le reste du monde. Ils justifient cette oppression avec des discours et des pratiques politiques de toutes sortes qui sont inacceptables. Dans sa forme extrême, lorsqu’un État s’engage dans un génocide (dans des pays en guerre), cela devient clair et c’est démasqué. Cette oppression est la conséquence principale des pratiques des agences gouvernementales des pays puissants, ainsi que celles de puissantes organisations internationales. ( on l’a vu pour un pays comme la Grèce). Il s’agit des pratiques de sociétés transnationales, de grands médias, mais aussi de bourgeoisies nationales et oligarchies dont les intérêts sont harmonisées avec ceux qui sont en situation d’autorité.
Ce mode du pouvoir exercé par les pays les plus dominants dans le monde a été historiquement basée sur une matrice coloniale. À cet égard, le penseur péruvien Aníbal Quijano définit le pouvoir comme une relation sociale constituée par la co-présence permanente de domination, d’exploitation et conflit. C’est le résultat et l’expression de luttes pour le contrôle des domaines fondamentaux de l’existence humaine : nature, travail, sexe, organisation collective, administration publique, information avec subjectivité / intersubjectivité, mais aussi pour le contrôle des ressources et les produits disponibles. Ces domaines de l’existence humaine constituent s’interconnectent de façon complexe et ils s’inscrivent dans une évolution historique du pouvoir.
Pour Quijano, le modèle actuel du pouvoir mondial se définit dans l’articulation entre le capitalisme présenté comme un modèle universel de contrôle de la nature et du travail ; le patriarcat comme un modèle de contrôle hégémonique sur les femmes autour du genre et du sexe ; l’euro-centrisme comme une forme hégémonique de contrôle sur la subjectivité/intersubjectivité et sur la production de connaissances et enfin la « colonialité » du pouvoir comme fondement d’un modèle universel de classification et de domination sociale autour la place de chacun en fonction de son origine ethnique (Quijano, 2000).
Ces quatre dispositifs de pouvoir configurent l’ordre mondial actuel et impliquent une variété de facteurs négatifs : l’appropriation du profit économique ; la concentration des richesses entre les mains de quelques-uns ; le pillage des ressources ; la destruction de l’environnement ; l’exploitation des enfants ; les activités de vente de la force de travail ; les trafics de drogues ; l’esclavage ; les coups d’état contre les démocraties ; la répression de la contestation sociale ; l’assassinat de dirigeants populaires ; la déstabilisation de gouvernements démocratiques ; la répression des droits fondamentaux ; l’exploitation des travailleurs ; la pauvreté extrême ; la famine ; le génocide ; les violences fondées sur le sexe ; le racisme et la xénophobie, et il y en a d’autres.
Cette situation affecte des millions d’êtres humains et met en risque la survie de notre planète Terre. Toutefois, cette tendance hégémonique, anthropocentrique, mono-culturelle, coloniale et patriarcale de croissance illimitée et la destruction de notre planète est en crise terminale.
Sa dynamique de destruction et de marchandisation de tous les domaines fondamentaux de l’existence humaine sapent les conditions qui le rendent possible. (Tel un colosse aux pieds d’argile) il est auto-destructeur, (et peine de plus en plus à se renouveler) comme sociologue vénézuélien Edgardo Lander, diplômé de l’Université de Harvard, l’écrit : « (...) aujourd’hui, la question n’est pas savoir si le capitalisme peut survivre à cette crise terminale. Si nous ne pouvons pas arrêter ce mécanisme de destruction systématique en peu de temps, ce qui est en jeu est la survie de l’humanité face à l’effondrement final du capitalisme » (Lander, 2012:80).
Alors que nous célébrons chaque jour, les possibilités de maintien de la vie de la planète, les altérations profondes subies par le climat la transforme, avec la perte de la diversité biologique et des sols fertiles, la déforestation et la pollution de l’eau, entre autres. Bien que ces changements menacent la planète entière, leurs effets sont inégaux, puisque les régions et les pays les plus pauvres n’ont pas les ressources et les capacités technologiques nécessaires pour neutraliser ou réduire les conséquences dévastatrices de ces changements. Pour de nombreuses populations, même la migration n’est pas une alternative, car déjà les stratégies appliquées sévèrement par de nombreux gouvernements limitent cette possibilité.
Cependant, des millions d’êtres humains sont obligées de migrer vers d’autres pays à la suite de conflits armés et de crises politiques dans leur propre pays. Des milliers d’entre eux meurent avant d’atteindre leur destination, comme cela se produit en mer Méditerranée. Ceux qui, avec de la chance arrivent à destination, trouvent souvent des conditions de vie très dures : sans travail, sans maison ou sans famille et, selon Giorgio Agamben, se sentant jetables et indésirables. Il semble que la solidarité humaine soit gravement menacée par ce type de pratique de la puissance qui s’apparente presque à un apartheid mondial.
Le Forum International sur la mondialisation nous avertit que l’actuelle inégalité dans la répartition des richesses est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. La concentration croissante des richesses entre les mains d’une oligarchie financière mondiale est obscène. Le groupe financier Crédit Suisse a commencé à publier des statistiques sur la répartition des richesses dans le monde entier. Selon cette publication, la moitié la plus pauvre de la population adulte mondiale a seulement 1 % des richesses mondiales, tandis que les 10 % les plus riches en possède 84 %. Les 1 % les plus riches possèdent quant à eux 44 % des richesses mondiales (Crédit Suisse Research Institute, 2011).
Ces inégalités profondes affectent non seulement les êtres humains qui en souffrent, mais ils affaiblissent, restreignent et menacent le cœur même de la démocratie. Cette concentration de la richesse et le pouvoir politique qui le soutient nécessairement, est l’expression la plus dramatique des limites de la démocratie dans le monde dans lequel nous vivons. Dans de nombreux pays, malheureusement et au-delà les régimes politiques qui régissent chacun d’entre nous, les institutions publiques répondent plus aux intérêts des oligarchies économiques et financières locales et mondiales, qu’aux intérêts de leurs citoyens.
Edgardo Lander écrit : « toutes les alternatives à la crise actuelle de civilisation et aux effets de la destruction des conditions qui rendent la vie possible, devraient être considérées comme essentielles dans la lutte contre ces inégalités obscènes. Dans le cas contraire, elles sont vouées à l’échec. Une redistribution radicale, accompagnée d’un transfert extraordinairement massif des ressources et l’accès aux biens communs, réduira l’insoutenable pression humaine sur les écosystèmes qui entretiennent la vie et permettra à la majorité de la population ait accès digne à des conditions d’existence » (Lander, 2012:88).
Je pense qu’il est très important de souligner ici que cette tendance à la croissance de l’oligarchie financière mondiale n’est pas possible sans le soutien inconditionnel des maitres de la pensée économique, comme on les trouve dans les grandes universités du monde. Leurs pratiques et leurs enseignements constituent la source importante d’une base scientifique qui légitime cette tendance, non seulement validé et prise en charge par les universités elles-mêmes, mais aussi par de nombreux autres acteurs.
Nous pouvons confirmer tout cela en passant en revue le contenu des publications des trois dernières décennies des organisations internationales et des agences gouvernementales des pays les plus puissants du monde. Nous trouvons des documents abondants avec des recommandations de politiques publiques basés sur les idées, concepts, catégories et même des théories qui ont reçu le prix Nobel. Ces publications ont favorisé la croissance de l’oligarchie financière mondiale et ils ont également souligné que les gouvernements, collectivités locales, familles, groupes et sujets sont là pour assumer et résoudre les problèmes et les situations qu’ils rencontrent.
Travail social, la politique et les luttes sociales
Face à ce panorama particulièrement sombre, profondément injuste, blessants, inhumain et très troublant dans ce contexte mondial que nous connaissons tous, je vous interroge : Pouvons-nous parler du travail social comme étant de promouvoir la dignité et la valeur de personnes sans aborder ces questions ? Je pense que nous ne le pouvons pas. En outre, je pense que ne pas s’informer sur le contexte et les causes profondes qui sous-tendent ces problèmes flagrants est naïf. Clairement, nous sommes alors complices de cette situation, car, en tant que travailleurs sociaux, nous avons beaucoup à dire, à proposer à ceux qui prennent des décisions et sont directement responsables de la mise en œuvre de réponses.
Si nous ne nous attaquons pas à ces grands enjeux du travail social d’un point de vue politique, nous allons très certainement tomber dans l’erreur qui consiste à blâmer les sujets sociaux avec lesquels nous interagissons. Nos pratiques professionnelles seront certainement réduites à la simple aide, au soutien individuel dans l’isolement. Si nous nous limitons uniquement à ce type de pratique, aussi noble qu’il puisse être, nous cachons la réalité plutôt que de la révéler. Nous agissons alors seulement sur la surface d’un ordre social absolument cruel et inégal. Nous ne pourrons pas exposer la nature politique des inégalités sociales et, par conséquent, le caractère politique du travail social. Cela se traduit par l’idée que nos professions sont une simple activité, avec des pratiques d’entraide à la mode, mais manquant réellement de sens.
Avec ces pratiques professionnelles (non portées par le sens et l’analyse), nous ne faisons que reprocher aux sujets sociaux la situation dans laquelle ils se trouvent – c’est-à-dire « critiquer la victime » –, comme s’ils pouvaient eux-mêmes individuellement modifier leur propre situation. En disant cela, je ne nie pas et n’ignore pas le potentiel et les capacités des sujets sociaux. Je ne les situe pas comme étant passives dans les processus de transformations sociales bien au contraire. Je veux dire, qu’il existe de puissantes structures oppressives qui soutiennent et reproduisent ce qui se passe actuellement. Cela signifie que, si nous n’agissons pas sur les conditions historiques positives qui font évoluer ces structures, il reste très difficile voire même impossible pour les gens d’échapper à la situation dans laquelle ils vivent et, par conséquent il est impossible pour eux de se développer librement en tant qu’êtres humains, comme c’est leur droit dès la naissance.
Mais cette situation, loin de nous conduire au découragement et au scepticisme, doit nous mobiliser et nous donner la force de nous battre pour un monde plus juste, plus humain et plus démocratique. Nous ne sommes pas seuls dans cette lutte. Comme le dit le philosophe argentin Enrique Dussel, le problème de la transformation de l’ordre social nécessite une formation d’acteurs collectifs qui s’engagent face aux injustices du système. Ce philosophe réintroduit la dimension politique des personnes en tant que sujets, tels que Gramsci l’a compris : comme un bloc social, celui des opprimés, qui admet des contradictions, mais qui reste au cœur de la lutte pour leur émancipation.
L’histoire nous enseigne que les acquis sociaux ont toujours été produits des luttes collectives. Il est important et vital de soutenir les actions que le peuple mène face à la croissance des inégalités sociales qui affecte non seulement la démocratie, la paix et la dignité humaine, mais la vie elle-même. Ces dernières années ont vu une augmentation des mobilisations contre les injustice sociales dans le monde entier, ce qui suggère qu’un autre monde est possible.
Dans les deux dernières décennies, l’Amérique latine a été le territoire le plus actif dans ce mouvement de lutte. Parmi ces actions emblématiques, il y a les luttes et mobilisations en Argentine contre la pollution minière, les papeteries et les ajustements néolibéraux. Au Brésil, ce sont des actions pour la défense de la démocratie qui ont été organisées. Au Pérou, la résistance contre des sociétés minières a été engagée. Au Chili ce sont les luttes des mineurs pour meilleures conditions de travail mais aussi la lutte du peuple Mapuche sur les régimes fonciers et enfin celle des étudiants pour l’éducation publique de qualité.
Dans le monde arabe, des changements politiques impensables jusqu’à il n’y a pas si longtemps sont également en cours. Un exemple a été donné avec les mobilisations populaires de ce qui a été nommé « le printemps arabe ». En Espagne, les indignés, mouvement combiné d’actions d’occupation d’espaces publics dans le centre des villes avec des manifestations de masse, notamment à Madrid et Barcelone, ont exigé la « démocratie réelle maintenant ». Il s’agit d’un mouvement large, cohérent et soutenu qui a provoqué une profonde remise en cause du système politique espagnol et de ses partis politiques, même envers les partis de gauche.
Aux États-Unis, le mouvement qui a commencé par occuper Wall Street s’est élargi auprès d’un millier de centres urbains dans tout le pays. Le slogan principal du mouvement : « Nous sommes les 99 % », identifie et installe visiblement dans la conscience des citoyens américains, l’existence et la gravité du conflit entre « riches » et « pauvres ». Dans l’agenda public du mouvement ont été incorporées des actions très importantes comme la lutte contre le racisme et le patriarcat, contre les inégalités ; pour le droit au travail et la négociation collective.
Les réalisations les plus importantes de ces luttes se traduisent, entre autres, par la politisation des jeunes qui ne se retrouvent pas dans les débats publics de politique traditionnelle tels qu’ils existent actuellement. Ils posent les questions élémentaires et fondamentales de la démocratie, de l’égalité et de la valeur réelle des personnes. Les mouvements ont également ouvert d’autres pistes de réflexion et d’action politique, d’autres façons de faire de la politique en réponse à l’absence d’alternatives et changements portées par la politique traditionnelle.
En tenant compte de ce scénario qui conjugue inégalités sociales profondes, résistance et mobilisation populaire, je soumets – une fois de plus – la nécessité de réinventer le travail social dans le monde entier. Promouvoir la dignité et la valeur des personnes implique la nécessité d’intégrer une dimension politique dans les débats mondiaux du travail social. Cela signifie l’inclusion de la dimension politique dans nos réunions, nos rassemblements, dans nos publications, dans les domaines de la formation professionnelle et, bien sûr, dans notre pratique professionnelle.
Mais, d’abord et avant tout, nous devrions nous demander : qu’entendons-nous par la politique ? Que signifie la politique pour nous aujourd’hui et ce que signifie-t-elle pour le travail social ? Nous avons aussi ici et encore une nouvelle fois des interprétations très différentes. La politique est comprise de différentes manières. Pour la philosophe allemande Hannah Arendt, la politique est ce qui organise tous les domaines de la vie humaine (ce qui fait exister l’agir en commun). Son origine se trouve dans le « entre hommes », et par conséquent, c’est une relation sociale qui est particulièrement concernée par la façon dont les humains s’organisent et interagissent ; Michel Foucault, philosophe Français parle de bio-politique, (un néologisme utilisé pour identifier une forme d’exercice du pouvoir qui porte, non plus sur les territoires mais sur la vie des individus, sur des populations). C’est toujours un fait social, quelque chose de construit par, pour et entre les personnes. C’est par conséquent aussi, une construction historique, sous réserve des conditions de production de moments historiques. De là les possibilités réelles et les limites de la politique émergent. En bref : nous sommes nés, nous vivons et nous mourons dans des conditions qui sont créées par la politique.
La philosophe américaine Iris Young fait des liens entre politique et justice. Elle dit que c’est le thème principal de la philosophie politique. Elle ne conçoit pas la justice dans le sens de son administration, comme il est communément entendu, mais comme la justice sociale. Dans cette conception de la justice, la domination et l’oppression sont plus importants que la distribution. Ce sont des termes que la philosophe utilise pour conceptualiser l’injustice sociale. Pour elle, « le concept de justice est coextensive avec la conception de la politique » (Jeune, 2000:22).
Dans ce même ordre d’idées, pour Hannah Pitkin la politique est « l’activité par laquelle des groupes relativement importantes et permanents de personnes décident de leur avenir, ce qu’ils feront collectivement et comment ils vivront ensemble » (Pitkin, 1981:343). Dans le même ordre d’idée, pour Roberto Unger, la politique se réfère à « la lutte pour les ressources et les accords qui organisent les termes de nos relations pratiques et passionnées » (Unger, 1987:145).
Nous le voyons, la politique est directement liée à ce qui est en mesure de décider de façon collective de la vie que nous voulons, y compris de la production des connaissances, des ressources et des arrangements institutionnels. La vie sociale est essentiellement politique, quelle que soit la participation des sujets sociaux qui la composent. Pour Iris Young, « la politique couvre tous les aspects de l’organisation institutionnelle, de l’action publique, des pratiques, des habitudes sociales et pratiques et significations culturelles dans la mesure où elles sont susceptibles de permettre des prise de décision et d’évaluation collective » (Young, 2000:23).
Par conséquent, la politique pose la question de la participation et du pouvoir de trancher les affaires collectives d’une société. Le sens et la valeur de la politique sont fondées sur le fait que c’est le domaine où il est décidé qui s’engage et agit, pour qui, à quelles fins et avec quelles ressources. Cela signifie que la politique affecte nécessairement nos vies en tant que sujets sociaux, sans différencier les espaces privés et publics, la vie publique et la vie intime. Comme le mouvement féministe dans les années 1970 l’a souligné : « le personnel est politique ».
En d’autres termes, nous ne pouvons pas faire sans la politique parce qu’elle est constitutive de la vie sociale. Si quelqu’un se prononce sur nos vies et notre avenir, alors il est évident que nous devons participer à la décision. Par conséquent, plus une société est politisée, plus ses membres auront des capacité de résistance et de conscience. La même chose se produit avec le travail social. Nous ne sommes pas à l’extérieur de la vie sociale et donc de la politique. Donc réinventer le travail social dans le monde entier de façon explicite implique de reconnaître le sens et la valeur de la politique dans le travail social.
La nécessité de réinventer le travail social dans le monde entier
Réinventer le travail social dans le monde signifie aussi ne pas reproduire la pensée dichotomique, qui consiste à séparer la pratique professionnelle de la production de connaissances et de la formation professionnelle.
Je voudrais arrêter d’écouter les faux débats en travail social, qui préconisent la séparation de ces domaines. Ces faux débats considèrent, d’une part, le monde universitaire et la production de connaissances et, d’autre part, la pratique professionnelle, comme s’ils étaient des domaines séparés et même contradictoires. Avec cette dichotomie nous reproduisons une séparation entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés. Nous sommes des enseignants, des intellectuels et des travailleurs sociaux, mais fondamentalement nous sommes également des employés et des salariés, et donc nous sommes aussi vulnérables que les sujets sociaux avec lesquels nous interagissons quotidiennement. Nous ne sommes pas supérieurs parce que nous avons un ou plusieurs titres ou diplômes, mais nous avons de plus grandes responsabilités. Nous devons mettre toutes nos connaissances et une expérience professionnelle au service de la population (du peuple).
La réinvention du travail social dans le monde implique aussi de faire preuve de maturité pour critiquer nos propres gouvernements lorsque ceux-ci ne répondent qu’aux intérêts des grandes sociétés transnationales. Ces sociétés n’ont ni patrie, ni nation et prennent des décisions politiques qui nuisent à des millions de personnes, les condamnant à une vie de misère, dans certains pays aux guerres et aux conflits, de fuir leurs terres, à se réfugier dans un pays étranger, ou de se noyer dans la Mer Méditerranée.
Ces gens n’ont-ils aucune dignité, de valeurs ou de droits ? Si, bien sûr. En tant que travailleurs sociaux, il faut surveiller et défendre ces droits et ne pas nous défendre en cherchant à être protégés par des faux nationalismes et par des gouvernements qui génèrent ces situations avec leurs décisions. Les droits des peuples ne sont pas négociables, ils sont exigés, ils sont respectés, ils sont exercés. Comme les travailleurs sociaux, nous avons de nous mettre face à ceux qui oppriment, violent et refusent ces droits.
Cette dure réalité nous oblige à réfléchir ensemble, à construire un programme collectif, indépendamment des différences que nous avons entre nous, au-delà de nos singularités. Elle nous demande de construire un travail social critique et émancipateur. Je suis convaincu que, tout comme le Forum Social mondial installé la devise « un autre monde est possible », au niveau mondial également « autre travail social est possible ». Cela dépend seulement de nous, de notre propre volonté politique et le degré de conscience historique dont nous disposons.
Je ne prétends pas que nous pensons tous de la même manière. Au contraire, je conserve et réclame les différences entre nos positions respectives, mais pas comprise comme synonyme d’infériorité, parce que cela implique l’inégalité et l’inégalité implique toujours la domination. Au contraire, comme je le dis, je soutiens et réclame le droit aux différences non comme infériorités mais comme une diversité, une richesse et la potentialité de notre collectif professionnel.
La matrice colonisatrice du processus de pouvoir construit les différenciations comme synonymes d’infériorité : « pauvre », « noir », « femme », « indien », « homosexuel ». Elle fait partie des questions politiques et sociales et des classifications construites à partir de cette logique du pouvoir.
Nous ne pourrons jamais accepter la construction de l’autre dans un endroit ou dans une position de supériorité. Au contraire, nous devons être profondément respectueux d’autrui, de l’autonomie des personnes, des savoirs populaires, des pratiques sociales et religieuses diverses. Affirmer le contraire nous transforme en instruments de domination sociale et d’oppression. Cependant, nos différences ne peuvent pas être des obstacles à la construction de projets collectifs car, au-delà de toutes les différences, nous devons être en mesure de construire des accords et consensus car les intérêts collectifs priment sur les intérêts individuels.
Réinventer le travail social implique donc l’élaboration d’une politique de reconnaissance de la diversité, parce que sans elle, il n’est pas possible de penser à la justice sociale et sans justice sociale il n’y a aucune possibilité de promouvoir la dignité et la valeur des gens.
Considérations finales
En 2014, la Fédération internationale des travailleurs sociaux (FITS), dans le cadre de l’Assemblée mondiale qui a eu lieu à Melbourne, en Australie, a voté et approuvé une nouvelle définition globale du travail Social qui stipule que : « travail Social est axée sur une pratique profession et une discipline académique qui favorise le changement social et développement, cohésion sociale et l’autonomisation et libération du peuple. Principes de justice sociale, de droits de l’homme, de responsabilité collective et de respect des diversités sont au cœur de l’action sociale. Reposant sur les théories du travail social, sciences sociales, sciences humaines et les savoirs autochtones, le travail social s’engage personnes et structures pour relever les défis de la vie et améliorer le bien-être »
Comme nous pouvons le constater, mes réflexions sont directement liées non seulement autour du thème de l’Agenda Global pour 2014-2016, mais aussi autour des principes directeurs inclus dans la définition globale du travail social lui-même… Ce que j’ai essayé de faire est d’approfondir ou peut-être expliquer plus en détail ce qu’implique le sujet mis à l’agenda mondial et la nouvelle définition globale du travail Social… Je crois profondément que les principes qui définissent les finalités sociales dans le monde entier, ne peuvent être laissées vides de sens ou résumées dans des déclarations et rhétoriques, qui définissent de simples concepts sans aucune signification.
Mon intérêt majeur en acceptant l’invitation à cette conférence était de contribuer efficacement à la construction d’une œuvre sociale critique et émancipatrice. Cela va nous motiver à l’action. C’est un grand projet collectif dans lequel nous nous sentons tous inclus et pour lequel nous sommes tous prêt à nous battre. Nous sommes prêts à donner le meilleur de nous-mêmes.
Bien sûr, je suis consciente que cette proposition que je partage avec vous aujourd’hui, loin de nous donner la paix et la sécurité, dérange, mobilise et nous provoque. C’est une proposition qui nous invite à nous détacher de notre mode de pensée unique et monoculturel. Il propose des pratiques désobéissantes et indisciplinées et nous offre un horizon d’espoir, de dignité et de la pluralité des voix notamment celles qui ont été réduites au silence et oubliées.
Comme l’indique Walter Benjamin, ceux qui sont morts nous le demandent. De nombreux travailleurs sociaux, dans le monde entier, ont combattu et donné leur vie pour l’émancipation sociale, avec le seul objectif de contribuer à un monde plus juste, plus démocratique et plus humain.
En outre, beaucoup en ce moment dans leur travail se consacrent à cette cause au péril de leur vie. Je vous invite donc à réfléchir profondément sur les thèmes et enjeux que j’ai exposées dans cette conférence. Je vous invite à poursuivre et à approfondir notre lutte collective pour ce monde plus humain, plus juste et plus démocratique à laquelle nous aspirons tous.
Cette lutte, comme j’ai mentionné plus tôt, ne repose pas seulement sur les travailleurs sociaux. Nous avons l’héritage des grands combattants sociaux et politiques qui ont posé le cap et tracé un chemin que nous devons suivre sans aucune remise, sans baisser nos drapeaux et sans renoncer à nos compatriotes. Nous suivons le sillage des leaders inspirants, comme Karl Marx (Allemagne), Mahatma Gandhi (Inde), Martin Luther King (Etats-Unis), José Martí (Cuba), Simón Bolívar (Venezuela), Ernesto « Che » Guevara (Argentine), Mary Wollstonecraft (Angleterre), Olympe De Gouges (France), Emiliano Zapata (Mexique), Nelson Mandela (Afrique du Sud), Malala Yousafzai (Pakistan), Rigoberta Menchú Tum (Guatemala), Adolfo Pérez Esquivel (Argentine) et Paulo Freire (Brésil), parmi beaucoup d’autres.
Comme l’a dit Mary Wollstonecraft, ce dont le monde a besoin n’est pas la charité, mais la justice et la justice ne seront pas possible, alors que les structures d’oppression et de domination et les dispositifs de puissance produisent et reproduisent les inégalités, l’exploitation et la misère. Nous avons un grand défi à venir. Bien sûr, il n’est pas facile, mais je suis convaincu que cette cause vaut la peine et qu’il est utile de continuer à se battre parce que, comme Ernesto « Che » Guevara l’a soutenu, « le seul combat qui est perdu est celui qui est abandonné ».
Silvana Martinez
Reproduction du texte original publié sur le site de l’IFSW, « Pouvoir, politique et action sociale : la nécessité de réinventer le travail Social dans le monde entier – Contributions des travailleurs sociaux latino-Américains », disponible sur : http://ifsw.org/news/pouvoir-politique-et-action-sociale-la-necessite-de-reinventer-le-travail-social-dans-le-monde-entier-contributions-des-travailleurs-sociaux-latino-americains/
[1] International Federation of Social Work (Fédération Internationale du Travail Social)