Présentation du sommaire du numéro 298 de la revue, du résumé du numéro, de l'éditorial ainsi que de l'article de Bernard FRIOT intitulé « Que veut dire « mettre l’alimentation en sécurité sociale » ? ».
Le numéro peut bien sûr être commandé dans notre espace boutique !
Le numéro peut bien sûr être commandé dans notre espace boutique !
Numéro coordonné par Dany Bocquet et Joran Le Gall
L’alimentation constitue aujourd’hui l’un des révélateurs les plus aigus des fractures qui traversent la société française. La précarité alimentaire n’a cessé de progresser, questionnant l’efficacité des dispositifs existants. De nouvelles approches émergent qui interrogent les fondements mêmes de l’aide alimentaire traditionnelle pour faire de l’alimentation de qualité un droit universel. Les assistants de service social, principaux prescripteurs de l’aide alimentaire en France, deviennent les agents d’un système qui les contraint à orienter les bénéficiaires vers des dispositifs qui reposent largement sur les surplus des industries agroalimentaires. Les modalités d’intervention sociale méritent d’être revisitées. Ce numéro 298 de La Revue française de service social examine la question de l’alimentation dans ses dimensions sociale, économique et politique. Il développe les aspects théoriques, et il considère les politiques sociales afférentes. Des mobilisations de terrain, innovantes pour certaines, sont explorées. À travers les contributions rassemblées ici, nous invitons les lecteurs à interroger leurs représentations et leurs pratiques pour revisiter cette question sociale majeure.
Éditorial
L’alimentation constitue aujourd’hui l’un des révélateurs les plus aigus des fractures qui traversent la société française. Sept ans après les états généraux de l’alimentation de 2017, qui portaient l’ambition de construire des solutions nouvelles pour une alimentation saine, sûre, durable et accessible à tous, le constat est sans appel : la précarité alimentaire n’a cessé de progresser. Selon le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, 16 % des Français déclarent ne pas manger assez en 2023, et 51 % indiquent avoir accès à une nourriture suffisante, mais qui ne correspond pas toujours aux aliments qu’ils souhaiteraient pouvoir consommer. Cette aggravation spectaculaire questionne l’efficacité des dispositifs existants et interpelle directement les professionnels du service social, en première ligne de cette crise silencieuse.
Les critiques des bénéficiaires sur les conditions d’octroi des aides et les formes d’accompagnement, documentées par plusieurs études récentes [1], résonnent aujourd’hui avec une acuité particulière. En effet, derrière les chiffres se dessine un paradoxe troublant : dans un pays où l’alimentation occupe une place centrale dans l’identité culturelle, une personne sur deux en situation de précarité alimentaire ne fait pas appel à l’aide disponible [2], souvent par crainte de stigmatisation. Ce phénomène de non-recours massif révèle les limites structurelles d’un système qui, malgré ses intentions louables, peine à garantir la dignité des personnes qu’il prétend aider.
L’analyse sociologique des pratiques alimentaires, telle que développée par Pierre Bourdieu, qui distinguait les « goûts de luxe [3] » des classes supérieures des « goûts de nécessité [4] » des classes modestes, trouve aujourd’hui une résonance particulière dans ce que l’on pourrait qualifier de « nécessités de survie » des classes pauvres. L’alimentation demeure ainsi un marqueur de la pauvreté qui met au jour des inégalités sociales souvent invisibles.
Au cœur de cette problématique se trouve le rôle parfois contradictoire des assistants de service social, principaux prescripteurs de l’aide alimentaire en France. Cette position centrale les place dans une situation paradoxale : censés accompagner vers l’autonomie, ils se trouvent contraints d’orienter les personnes accompagnées vers des dispositifs qui reposent largement sur les surplus des industries agroalimentaires, perpétuant ainsi une logique caritative qui peut entrer en tension avec leurs missions d’émancipation.
Cette « prescription » d’aide alimentaire, qui s’effectue à la suite d’une évaluation sociale globale fondée sur des justificatifs de ressources et de charges incompressibles, révèle une mystification à l’œuvre : sous couvert d’aide, les assistants de service social deviennent les agents d’un système qui les aliène autant qu’il domestique leurs « bénéficiaires ».
Cette double prescription transforme ce qui devrait susciter un tiraillement éthique fondamental en un « allant de soi » professionnel, anesthésiant progressivement la capacité critique des professionnels concernés quant à leurs missions émancipatrices. À force de répétition, cette violence symbolique s’intériorise : ils finissent par reproduire spontanément les mécanismes de contrôle qu’ils subissent, dans un processus d’aliénation qui fait écho aux analyses de la revue Esprit en 1972 [5] ; le service social participe à la production d’un consensus, d’une adhésion des dominés à leur domination. L’aide alimentaire devient ainsi l’instrument d’une domestication mutuelle où dominants et dominés participent conjointement à la perpétuation d’un ordre social inégalitaire.
Comme le soulignait déjà Madeleine Delbrêl en 1934 : « Il est peut-être plus touchant de visiter, dans sa journée, cinq ou dix familles nombreuses, de leur obtenir à grand renfort de démarches tel ou tel secours ; il serait sans doute moins touchant, mais plus utile, de préparer le chemin à tel texte légal qui améliorerait l’état familial de toutes les familles nombreuses connues ou inconnues de nous [6]. » Cette réflexion prend une résonance particulière aujourd’hui alors que les approches individualisées devraient être dépassées pour envisager des transformations structurelles.
Les questions soulevées interpellent les pratiques professionnelles : comment prendre en compte les différences culturelles liées à l’acte de se nourrir dans un système standardisé ? Comment respecter la liberté des personnes de choisir ce qu’elles veulent consommer quand l’offre dépend des surplus industriels ? L’alimentation peut-elle, dans sa dimension culturelle, devenir un support à la création du lien social quand elle est vécue comme une aide stigmatisante ?
Face à ces limites structurelles, de nouvelles approches émergent qui questionnent les fondements mêmes de l’aide alimentaire traditionnelle. Les expérimentations de sécurité sociale de l’alimentation (SSA), dont une trentaine existent déjà en France, proposent un changement de paradigme radical. Ces initiatives, qui reposent sur trois piliers – universalité, cotisation sociale et conventionnement démocratique –, visent à faire de l’alimentation de qualité un droit universel plutôt qu’une aide soumise à conditions. L’Assemblée nationale étudie d’ailleurs actuellement une proposition de loi d’expérimentation qui pourrait ouvrir la voie à une généralisation de ces approches innovantes [7].
Ces transformations nécessitent un repositionnement profond de l’intervention sociale et une actualisation des implications professionnelles des assistants de service social. La dimension collective du service social, souvent négligée au profit d’approches individualisées, retrouve ici toute sa pertinence. Il s’agit de passer d’une logique de gestion de la précarité à une démarche d’accompagnement vers l’émancipation collective, en s’appuyant sur les compétences d’animation de groupes et de soutien à l’agir politique des personnes accompagnées.
L’enjeu dépasse largement la seule question alimentaire pour interroger les fondements du service public et de la protection sociale. Dans un contexte où 62 % des Français déclarent avoir connu la pauvreté ou avoir été sur le point de la connaître, et où 79 % estiment que les risques sont plus élevés pour les jeunes générations [8], l’alimentation devient un révélateur des mutations profondes qui traversent notre société. Elle questionne notre capacité collective à garantir les droits fondamentaux dans un système économique qui génère de nouvelles formes d’exclusion.
La question alimentaire est également un enjeu majeur de santé publique dans sa dimension sanitaire en raison de la qualité de l’aide alimentaire distribuée et de sa contribution à la reproduction des inégalités de santé.
Ce numéro 298 de La Revue française de service social examine donc la question de l’alimentation dans ses dimensions sociale, économique et politique. Il développe les aspects conceptuels et théoriques, il analyse les politiques sociales afférentes, et il explore la diversité des pratiques des professionnels du service social. À travers les contributions rassemblées, nous invitons les lecteurs à interroger leurs représentations et leurs pratiques, à découvrir des expérimentations innovantes et à s’emparer de cette question sociale majeure.
Car au-delà des enjeux nutritionnels, c’est bien la question de la dignité, de l’autonomie et de l’émancipation des personnes accompagnées qui se pose. L’alimentation, marqueur de pauvreté et révélateur d’inégalités, peut-elle devenir un levier de transformation sociale ? Comment dépasser une logique purement assistancielle pour construire des réponses émancipatrices ? Ces interrogations interpellent directement les professionnels du service social dans leur pratique quotidienne et invitent à repenser les fondements cliniques de l’intervention sociale dans une société en profonde mutation.
Nous tenons à remercier chaleureusement Isabelle Boisard pour son aide précieuse : elle a grandement contribué à la qualité de ce numéro que nous sommes ravis de partager avec vous.
Dany Bocquet et Joran Le Gall
[1] Ramel M., « Accès aux droits et accès à l’alimentation », Articulation(s), no 4, 2023, disponible sur : articulations.numerev.com/articles/revue-4/3002-acces-aux-droits-et-acces-a-l-alimentation ; direction générale de la Cohésion sociale (DGCS) & FORS Recherche sociale, « Étude portant sur les modalités de distribution de l’aide alimentaire et les pratiques d’accompagnement des associations (synthèse) », ministère des Solidarités et de la Santé, novembre 2016, disponible sur solidarites.gouv.fr/sites/solidarite/files/2022-09/aide_alimentaire-dgcs-fors_synthese_2016-11.pdf.
[2] Bléhaut M., Gressier M., Bernard de Raymond A., « La débrouille des personnes qui ne mangent pas toujours à leur faim (synthèse de l’enquête Conditions de vie et aspirations des Français) », Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, 2023, disponible sur : www.credoc.fr/publications/la-debrouille-des-personnes-qui-ne-mangent-pas-toujours-a-leur-faim.
[3] Bourdieu P., La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, [1979] 2012, coll. « Le sens commun », notamment p. 198-210, pagination de l’édition utilisée.
[4] Ibid.
[5] « Pourquoi le travail social ? », Esprit, n° 417-418, avril-mai 1972.
[6] Delbrêl M., Ampleur et Dépendance du service social, Librairie Bloud & Gay, 1934, p. 20.
[7] Assemblée nationale, commission des affaires économiques, « Instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation : examen d’une proposition de loi d’expérimentation », 12 février 2025.
[8] « Baromètre de la pauvreté Ipsos / Secours populaire : 40 % des Français ont déjà connu une situation de pauvreté », Ipsos, 12 septembre 2024, disponible sur : www.ipsos.com/fr-fr/barometre-de-la-pauvrete-ipsos-secours-populaire-40-pourcent-des-francais-ont-deja-connu-une-situation-de-pauvrete.
Editeur : Association Nationale des Assistants de Service Social
ISSN : 0297-0376
ISBN : 978-2-491063-35-1
DOSSIER : SERVICE SOCIAL ET PRÉCARITÉ ALIMENTAIRE
PREMIÈRE PARTIE : L’ALIMENTATION, MIROIR DES CHOIX POLITIQUES ET DES ENJEUX DE SOCIÉTÉ
- L’alimentation et ses fonctions : approche sociologique et anthropologique
Émilie Salvat
- ASS vers SSA, renversement pour un ordre démocratique. Petit manuel d’éducation populaire pour un droit à l’alimentation par et pour tou·te·s
Loïc Bronnec
- Le cœur politique de la sécurité sociale de l’alimentation
Maxime Scaduto
- Que veut dire « mettre l’alimentation en sécurité sociale » ?
Bernard Friot
DEUXIÈME PARTIE : MOBILISATIONS COLLECTIVES : AGIR POUR L’ACCÈS À L’ALIMENTATION
- Expérimentations de la sécurité sociale de l’alimentation en Charente
Direction de la Communication du département de la Charente
- VRAC, une association qui fait de l’alimentation de qualité un droit dans les quartiers populaires
Mathieu Levoir
- Le jardin, un outil d’autonomie et de transformation sociale
Xavier Hubert
- La Louve : qu’est-ce que c’est ?
Tom Boothe
TROISIÈME PARTIE : PRATIQUES DU SERVICE SOCIAL : QUESTIONNER, INNOVER, S’ENGAGER
- L’aide alimentaire, un anachronisme persistant dans l’action sociale. Réflexions critiques sur une pratique entre héritage symbolique et enjeux contemporains
Claude Bentamouch
- Quand le prix détermine le choix alimentaire, le droit à l’alimentation devient une mission impossible
Bénédicte Bonzi
- L’accès à l’alimentation : un enjeu social et citoyen au cœur de l’action collective
Alix Dulong
- Service social et droit à l’alimentation : vers une approche radicale
Interview de Dominique Paturel par Dany Bocquet et Joran Le Gall
COMMUNICATIONS
- Haut Conseil du travail social (HCTS) : « Pour un travail social à la hauteur des défis sociétaux : agir maintenant ! », 1er avril 2025
VIE DE L’ANAS
- Déclaration de l’ANAS
- Nous avons reçu
- Nous avons lu
- Derniers numéros parus