Association nationale des assistants de service social

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RFSS N°297 : « Service social et féminisme : héritages, pratiques et résistances »





Numéro coordonné par Joran LE GALL

Depuis ses origines, le service social entretient des liens étroits avec les luttes féministes, qu’il s’agisse de la défense des droits des femmes, de l’émancipation des plus vulnérables ou de la remise en question des inégalités structurelles. Porteuses d’un même idéal de justice sociale, ces deux dynamiques se sont nourries l’une de l’autre, tout en connaissant des tensions et des résistances qui ont marqué leur évolution. Pourtant, cette proximité demeure souvent méconnue, et l’influence du féminisme sur les pratiques professionnelles du travail social reste peu interrogée. Ce dossier propose de revenir sur ces héritages, d’analyser les croisements entre service social et féminisme, et d’examiner les défis qui en découlent aujourd’hui. Comment les inégalités de genre influencent-elles le service social et les personnes qu’il accompagne ? De quelle manière les professionnel·le·s s’emparent-iels des enjeux féministes dans leurs interventions quotidiennes ? Quels obstacles persistent face aux logiques patriarcales et aux rapports de domination encore à l’œuvre dans le champ social ? À travers des contributions mêlant analyses historiques, témoignages de professionnel·le·s et réflexions sur les pratiques actuelles, ce numéro éclaire la manière dont les assistant·e·s de service social, souvent en première ligne face aux violences et aux discriminations, peuvent intégrer une approche féministe dans leur engagement. Il invite ainsi à penser autrement le service social, en mettant en lumière son rôle possible dans la transformation des rapports sociaux et dans la construction d’un avenir plus égalitaire.

Éditorial

Le service social, fortement féminisé, s’inscrit dans une dynamique historique de soutien aux populations vulnérables, souvent en première ligne face aux inégalités. Cependant, être un secteur majoritairement composé de femmes suffit-il à le rendre féministe ? Cette question mérite d’être posée, à une époque où les logiques gestionnaires tendent à imposer des contraintes de résultats, au détriment des logiques d’engagement et d’émancipation. Le service social, marqué par l’attention portée à l’autre, se distingue des modèles traditionnels de domination. Cet espace, où la majorité des professionnel·le·s sont des femmes et où les femmes représentent une large part des usagers, pourrait incarner un lieu de résistance et de transformation sociale. Pourtant, la question demeure : en quoi ces pratiques sont-elles véritablement féministes ? Comment le service social, sous la pression d’impératifs économiques et institutionnels, parvient-il à maintenir un engagement en faveur de l’égalité et de l’émancipation ?

L’histoire du service social témoigne d’une tension permanente entre engagement et instrumentalisation. Un épisode marquant illustre cette ambivalence : en 1956, en pleine guerre d’Algérie, des assistantes sociales ont été réquisitionnées pour accompagner une opération policière dans la casbah d’Alger [1]. Certaines ont refusé, dénonçant une mission en contradiction totale avec leur éthique professionnelle, tandis que d’autres, bien qu’opposées à cette instrumentalisation, ont jugé leur présence indispensable pour limiter les abus. Cet événement révèle combien l’engagement des assistant·e·s de service social peut être détourné à des fins contraires à leurs principes. Il pose en filigrane une question toujours actuelle : comment maintenir l’indépendance du service social face aux logiques institutionnelles et sécuritaires ?

L’histoire du féminisme a montré que les espaces à majorité féminine ne sont pas nécessairement des espaces de libération. Ils peuvent, au contraire, reproduire des hiérarchies et des formes de domination. Le service social n’échappe pas à cette réalité. La féminisation d’un secteur ne suffit pas à le rendre progressiste en soi. L’enjeu est alors de comprendre comment, dans la pratique, le service social peut être porteur d’une vision féministe. Comment intègre-t-il la question des rapports de domination entre les sexes ? Dans quelle mesure permet-il aux femmes accompagnées de gagner en autonomie et en pouvoir d’agir ?

Ces interrogations s’inscrivent dans un contexte où le service social, soumis à des injonctions paradoxales, oscille entre une mission de soutien et une fonction de contrôle. La pression exercée par les logiques de gestion, la restriction des moyens et la bureaucratisation croissante transforment en profondeur les pratiques. Le féminisme, qui suppose une remise en cause des rapports de pouvoir, trouve difficilement sa place dans un cadre de plus en plus normé, où les professionnel·le·s sont souvent contraint·e·s de privilégier l’urgence à la réflexion critique.

Pourtant, le service social conserve des marges de manœuvre, et c’est dans ces interstices que se jouent les résistances. La posture des assistant·e·s de service social, leur capacité à défendre des pratiques respectueuses des principes d’émancipation, leur engagement dans des espaces de réflexion et de mobilisation sont autant de leviers permettant de contrer les dynamiques de domination. Il ne s’agit pas simplement d’intégrer la question du genre dans les pratiques professionnelles, mais bien d’interroger en profondeur les structures qui les encadrent et les conditions dans lesquelles elles s’exercent.

« If I can’t dance, I don’t want to be in your revolution » (« Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution »). La phrase d’Emma Goldman, souvent reprise dans les milieux militants, résonne ici avec force. Elle rappelle que l’émancipation ne peut se réduire à une posture théorique ou à une conformité idéologique : elle doit s’incarner dans des pratiques, dans des choix concrets, dans des gestes du quotidien. De la même manière, le féminisme dans le service social ne peut se limiter à une intention. Il se traduit en actes, par une attention constante aux rapports de pouvoir, par une vigilance face aux dérives institutionnelles.

L’un des signes de la difficulté à aborder ce sujet est sa rareté dans notre revue : il s’agit en effet du premier dossier qui lui est entièrement consacré. Un autre paradoxe réside dans le fait qu’il soit coordonné par un homme, vraisemblablement cisgenre, perçu comme blanc, d’orientation sexuelle indéterminée, vivant en milieu urbain et issu de la classe moyenne. Cette réalité, loin d’être anodine, ne doit ni justifier un silence sur ces enjeux, ni servir d’excuse pour éviter d’examiner les mécanismes de domination à l’œuvre. Au contraire, elle souligne combien nos positions sont situées et combien il importe de laisser toute leur place aux voix des premières concernées, sans pour autant se dérober à la nécessité d’un engagement collectif sur ces questions.

« Je ne suis pas féministe, mais… » Cette formule relevée par Christine Delphy illustre bien la gêne qui entoure encore aujourd’hui le féminisme, y compris dans le champ du service social, comme si revendiquer un engagement féministe impliquait une prise de risque, une forme de radicalité qu’il conviendrait d’atténuer. Ce dossier ne prétend pas répondre définitivement à ces questions, mais il ouvre un espace de réflexion, de confrontation et de mise en débat. Parce que penser le féminisme dans le service social, c’est avant tout interroger nos pratiques, nos cadres de référence, et la manière dont nous concevons notre rôle auprès des personnes accompagnées.
 

Joran LE GALL
 
[1] De Laage A., « Éditorial », dans Feuillets de l’Association nationale des assistantes sociales et des assistants sociaux, n° 32, juillet 1956, p. 1-2. Disponible sur : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6227058m/f1.image.

ABSTRACTS

Social Work and Feminism: Legacies, Practices, and Resistance

Since its origins, social work has maintained close ties with feminist struggles, whether in defending women’s rights, empowering the most vulnerable, or challenging structural inequalities. Driven by a shared ideal of social justice, these two movements have nourished each other, while also experiencing tensions and resistance that have shaped their evolution. Yet, this proximity often remains little known, and the influence of feminism on professional social work practices is rarely questioned. This issue aims to revisit these legacies, analyze the intersections between social work and feminism, and examine the challenges that arise today. How do gender inequalities influence social work and the people it supports? How do professionals incorporate feminist issues into their daily interventions? What obstacles persist in the face of patriarchal structures and power relations that still operate within the social field? Through contributions combining historical analyses, professional testimonies, and reflections on current practices, this issue sheds light on how social workers—often on the front lines against violence and discrimination—can integrate a feminist approach into their commitment. In doing so, it invites us to rethink social work by highlighting its potential role in transforming social relations and building a more equal future.

Editeur : Association Nationale des Assistants de Service Social

ISSN : 0297-0376

ISBN : 978-2-491063-34-4
tap2_6.pdf TAP2.pdf  (2.5 Mo)

DOSSIER : SERVICE SOCIAL ET FÉMINISME : HÉRITAGES, PRATIQUES ET RÉSISTANCES

- Éditorial
Joran LE GALL

PREMIÈRE PARTIE : FÉMINISME ET SERVICE SOCIAL : DES LIENS HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES

- Le travail social a besoin du féminisme
Catherine Galopin

- Face au réel, la mue nécessaire des imaginaires fondateurs
Jonathan Louli

- Un espace social d’émancipation pour des femmes : histoire(s) du service social
Véronique Bayer et Nicolas Antenat

- Yvonne Knibiehler : l’historienne qui a changé notre regard sur les femmes et le travail social
Didier Dubasque

DEUXIÈME PARTIE : INTÉGRER UNE PERSPECTIVE FÉMINISTE DANS LES PRATIQUES PROFESSIONNELLES

- Le service social, ce grand malentendu féministe
Asfati Hadji

- Intégrer le féminisme dans le travail social : réflexions d’une professionnelle débutante
Dimitra Antonopoulou

- Discrimination par « l’apprêtement », féminisme et travail social
Dany Bocquet

- Invisible aux yeux de tous ? Le genre à l’épreuve de la rue
Morgane Mondot

- « Mon corps, mon choix, mon accompagnement » : le travail social face à la prostitution
Julie Lavrand

TROISIÈME PARTIE : ENGAGEMENTS, ACTIONS ET ÉMANCIPATION : DES PRATIQUES INSPIRANTES

- Témoignage d’une assistante sociale féministe retraitée !
Michelle Chabrol

- Avoir le droit de faire du vélo !
Christine Tabutaud

- Fille et presque femme : pour une contribution essentielle du féminisme au service social
Christophe Anché et Alix Tattevin

COMMUNICATIONS

- Analyse des besoins de formation en éducation inclusive des enseignants des écoles élémentaires de Saly Portudal
Doudou Faye

- Avis CERFA diagnostic social et financier (DSF) –  Procédure d’expulsion locative
Haut Conseil du travail social (HCTS)

- Résolution pour avis du HCTS : document relatif au diagnostic social et financier (DSF) dans le cadre de la procédure d’expulsion locative
Haut Conseil du travail social, 3 décembre 2024

- Les paradoxes temporels du travail social : concilier l’efficacité de l’organisation et le rythme de l’usager
Yara Doumit Naufal et Ludwig Maquet

VIE DE L’ANAS

- Déclaration de l’ANAS du 17 février 2025 : L’ANAS se positionne : l’ANAS quitte X
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Jeudi 19 Juin 2025




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