Lila #1 - « On peut l’aider à divorcer, maintenant qu’elle est en France ? »


En 2014, Charline Olivier a créé le personnage de Lila pour publier une série d'articles sur le blog "Jusqu’ici, tout va bien" hébergé par le site Rue89. Devenant difficiles à retrouver et avec l'accord de l'auteure, nous avons décidé de les regrouper sur le site de l'ANAS afin de leur donner une seconde vie. Ces textes illustrent les expériences rencontrées par les assistant·e·s de service social. Tous les prénoms ont été changés.



Dilniya nous a ouvert la porte de son appartement, craintive, il y a quelques mois. Nous venions vers elle, orientées par le service d’aide aux migrants, ravies de pouvoir offrir à cette maman l’attirail de nos aides sociales liées à la petite enfance et à la maternité. Bien ethnocentrée, affolée pour elle d’apprendre qu’elle attend un septième enfant à 31 ans, j’étais prête à dégainer le combo travailleuse familiale/aide ménagère, avec inclus dans le forfait inscriptions au centre de loisirs et bibliothèque pour tous les loupiots.

Dilniya est kurde et non francophone ; nous avons donc invité une interprète, Elif, pour une heure. Sauf que celle-ci est un peu en retard, et nous nous trouvons sur le palier de l’appartement, tout sourire... mais sans moyen de communiquer autrement que par l’expression corporelle.

Dilniya nous montre nos chaussures. Ok, les enlever. Je les pose négligemment sur le tapis de l’entrée et elle se penche de suite pour les placer correctement. Je fais du zèle et je repositionne bien parallèle mes sandales. Elle esquisse un sourire et nous invite à rentrer dans le salon, vide de tout superflu. Deux canapés, un tapis immense, un écran plat diffusant des clips de musique traditionnelle. S’assoir sans commettre de nouvelle maladresse, en souriant. Jeux de regards pendant quelques minutes, sourires gênés. J’entame un petit dialogue intérieur : j’ai déjà mené des entretiens familiaux avec des sourds, cela ne devrait pas être plus compliqué... 

Dilniya est pâle et semble épuisée. Elle se lève en silence. Echange de regards avec ma collègue. Du bruit dans la cuisine.
« T’es sûre qu’elle va venir la traductrice ? Parce que là, ça va être compliqué quand même ! » 
Dilniya revient avec du thé fumant, de la cannelle, des tasses ornées de l’œil bleu, signe de chance dans la culture musulmane. Je lui montre mes yeux. Elle sourit. Voilà, voilà. Nous dégustons en silence ce thé brûlant, au son déchirant de la musique kurde sur l’écran plasma. Depuis quinze minutes que nous sommes là, c’est toujours le même rythme lancinant, avec des images de montagnes, de femmes qui pleurent et d’hommes tour à tour habillés à l’occidentale et en combattants. Je regarde Dilniya, pointe ensuite la télévision et fais couler des larmes imaginaires sur mes yeux. Son regard s’éveille, elle porte la main sur son cœur et hoche la tête en mimant à son tour des larmes.

Son mari ne lui a jamais envoyé d’argent

Elif arrive finalement, pour notre plus grand soulagement. Nous découvrons le son de la voix de Dilniya, assuré et calme. Nous écoutons, en différé, un bref récit de sa vie en Turquie, seule avec ses enfants pendant dix ans, au domicile des ses beaux-parents qui la maltraitent, ainsi que sa fille aînée légèrement handicapée. Elif fait une aparté pour nous  :
« Etre une femme en Turquie, c’est déjà difficile, alors quand on n’est pas belle, on souffre beaucoup. » 
Islam, le mari, visite sa femme tous les ans et quasiment chaque voyage se solde par une grossesse. Dilniya souligne au passage que son mari ne lui a jamais envoyé d’argent, pendant toutes ces années. Elle perçoit un mouvement d’irritation chez moi quand ces propos sont traduits, et reprend : elle a travaillé, dur, sans avoir besoin de lui. Elle ne se plaint pas, elle est fière car là-bas, malgré tout, elle était indépendante.

Arrivée en France il y a quatre mois, sur la volonté de son mari, Dilniya est déjà enceinte, non pas du septième mais de son neuvième enfant (deux sont décédés en bas-âge au pays). Son corps n’en peut plus, elle vomit à longueur de journée. Ses enfants sont scolarisés dans des classes spécialisées pour les migrants non-francophones mais malgré tout, le niveau d’attente est disproportionné par rapport au niveau scolaire des filles, qui travaillaient dans les champs depuis leur plus jeune âge.

Le père les engueule tous les soirs car elles n’arrivent pas à faire les devoirs et ne sont pas encore francophones. Dilniya ne supporte plus cette rigueur du père à l’égard des filles qui, comme leur mère, n’ont pas le droit de circuler en dehors de l’appartement sans un homme à leur côté (le grand frère fait l’affaire en l’absence du père).

« On peut l’aider à divorcer ? »

Elif résume une longue diatribe par ce terrible constat : Dilniya veux retourner au Kurdistan turc.

Je me sens totalement égarée. J’en pose ma tasse, qui se remplit de suite. Note pour plus tard : ne jamais poser la tasse. Comment est-ce possible ? Le modèle d’accueil de la France, nos valeurs d’humanité, malgré les relents pourris de certaines politiques, sont séculaires et libèrent les opprimés, non ? Etre femme kurde en France peut-il être une peine plus extrême à accomplir, qu’au fin fond de l’Anatolie ? 
Dilniya perçoit mon questionnement intérieur et la gravité sur mon visage. Elle me touche le bras, me sourit. Me rassure. C’est une combattante, comme dans ces clips. C’est ça qu’elle cherchait à me dire. J’interpelle Elif, maladroitement  :
« On peut l’aider à divorcer, maintenant qu’elle est en France ? – Ah non ! C’est la mort qui l’attend si elle fait ça ! – Nan mais là, en France, on peut la protéger quand même ? » 
Et Elif de me raconter une fuite organisée il y a peu pour sauver une femme, menacée de mort par son mari, et du coup, par une grande partie de la communauté. Crime d’honneur autorisé. Elle n’avait pas à partir. « Mieux vaut se venger sans mépris, que de pardonner en méprisant », dit le proverbe kurde. Ok, je remballe mon MLF déplacé.

Je dors mal la nuit suivante

« Elif, de quoi a-t-elle besoin alors ? Comment puis-je l’aider ? » 
Ma collègue, jusque-là assez silencieuse, me rappelle que le père a sollicité une aide financière au service il y a quelques jours, sans pouvoir donner d’éléments précis sur le budget et les charges payées. Le formulaire n’a pas été instruit de fait et la famille n’aurait pas suffisamment à manger pour finir le mois. Je sors mon agenda et montre à Dilniya la petite case du jeudi pour lui signifier que vais l’emmener à la banque alimentaire, chercher un colis. Elle me rend un sourire fatigué et je me rappelle qu’elle est analphabète.

A défaut de lire mon rendez-vous, elle décode toutes mes expressions et me caresse à nouveau le bras, indulgente. Elif me précise avant de partir qu’elle ne pourra nous assister le jeudi suivant. Je quitte avec difficulté Dilniya ; la porte du pallier me semble tout à coup si lourde qu’elle se ferme sur elle comme sur un tombeau.

Je dors mal la nuit suivante, en plein conflit intérieur. Le désarroi alterne avec la colère et je me demande, comme souvent, où sont les limites dans mon travail. En onze ans de boulot, je n’ai jamais bloqué une après-midi entière pour emmener une famille dans le besoin. Pourquoi elle, pourquoi pas les autres ? Qu’est-ce qui déconne encore dans ma tête ?

Elle sourit, regarde, me regarde

Le jeudi arrive, ensoleillé, je suis presque de bonne humeur. Le fils aîné m’attend en bas, m’ouvre la porte de façon appuyée et m’accompagne en silence jusqu’au troisième étage. Avec moi, il est tout sourire, mais arrivé chez lui, il change d’expression et parle assez sèchement à sa mère. 13 ans, et déjà bien mâle. Dilniya a une petite mine mais semble assez excitée à l’idée de sortir avec moi. Elle vérifie son voile et nous entamons la descente jusqu’au rez-de-chaussée.

Je sautille d’abord de marche en marche, mais je ralentis vite la cadence pour adopter son rythme lent. Nous nous glissons dans la minuscule Toyota de service et Dilniya vérifie à nouveau la tenue de son voile. Tout cela en silence évidemment.

J’allume la radio : U2, « In the name of love ». Je la regarde tout sourire : « U2, bien ! ! » Elle me fixe : « U2, musique, U2. » Elle ne connait pas visiblement.

Je la regarde du coin de l’œil pendant que je conduis. Elle sourit, regarde, me regarde. Nous arrivons enfin sous un soleil de plomb au local de la banque alimentaire, où attendent déjà les représentants de tous les conflits ethniques, économiques et politiques du moment. Congolais, tchétchènes, Somaliens... côtoient des Français eux aussi dans la misère. La salle d’attente pourrait s’apparenter à une tour de Babel humaniste, sauf que, comme aime à dire M. Barouin le visionnaire, nous ne vivons pas au pays des Bisounours.

« Elle a pensé à amener trois euros ? »

L’ambiance est plus que tendue et des propos racistes fusent rapidement de ma voisine d’attente. « On n’est plus chez nous », dit-elle, pleine de fiel, d’un regard si méprisant qu’une traduction en cinq langues n’est pas nécessaire. Dilniya est sage, bien plus que moi, et continue à sourire.

Nous restons une heure et demi, dans ce petit espace, sous le regard de l’autre vilaine qui continue à déverser des commentaires moqueurs. Un très jeune couple de Tchétchènes arrive, un enfant lourdement handicapé dans les bras de la maman.

Le nom de famille de Dilniya résonne enfin et nous prenons la direction de la collecte. Après presque deux heures d’attente, avec une demande d’aide remplie par nos soins sur le bon formulaire, il nous faut encore montrer patte blanche. A la base, nous étions venues chercher un simple colis alimentaire ; notre après-midi ressemble dorénavant à la quête du Graal.

L’accueillante me demande de repréciser tous les prénoms des enfants, évidemment à la phonétique particulière.
« Ils sont écrits sur le document oui, oui. Alors, c’est combien de gosses qu’ils ont ? ? » 
Je sens mon irritation envahir tout l’espace.
« C’est écrit sur le document. Elle a pensé à amener trois euros ? » 
Et merde, j’avais zappé la participation obligatoire. Je regarde Dilniya et frotte mon pouce sur deux doigts, signe universel qu’elle saisit. Elle n’a rien sur elle, et évidemment j’ai oublié mon porte-monnaie.
« Il n’y a plus de gratuité je sais, je suis navrée mais son mari ne lui donne pas d’argent et je n’ai rien sur moi. Nous attendons depuis deux heures, pour les enfants, pouvez-vous faire une exception s’il vous plaît ? – Ah, il lui donne rien ? ? Ben va falloir lui dire qu’en France ça ne marche pas comme ça ! »

Changement de ton de l’autre côté du bureau

J’ai des relents de violence, j’ai envie de l’insulter et lui demander de me préciser sa conception du bénévolat, bien loin de la déclaration d’intention affichée dans plusieurs langues derrière son bureau.

Je suis travailleur social, j’ai bloqué une après-midi entière pour emmener cette femme, qui n’a jamais demander à personne pour atterrir en France, qui est là dignement à mes côtés, à attendre pour pouvoir nourrir ses enfants, alors il est hors de question que nous partions sans rien. Je suis navrée pour la règle de la participation mais c’est comme ça.

Dilniya me jette un regard inquiet. Elle n’a rien compris au propos mais a perçu l’agressivité dans ma voix. L’accueillante (sic) semble déstabilisée et nous voilà un peu figées ; trois femmes, trois vies, trois réalités. Et contre toute attente, changement de ton de l’autre côté du bureau.
« Bien sûr, ce ne doit pas être facile pour elle. D’où vient-elle ? [...] Voici un coupon, il faut maintenant faire la queue à l’épicerie sociale. » 

Gâteaux, pâtes, semoule et fromages

Depuis dix ans, j’envoie des gens chercher à manger auprès de cette banque alimentaire, un peu comme une formalité. Je n’ai jamais imaginé qu’il leur fallait une demi-journée pour récupérer des denrées, entourés de tout sauf de la bienveillance. Nous intégrons un nouveau local, avec une autre salle d’attente.

Dix minutes plus tard, nous atteignons le sanctuaire tant attendu : l’épicerie sociale. Dilniya me regarde gênée et je me sens complètement empotée. Un retraité vient à ma rencontre, très souriant : 
« Bonjour, allez-y, servez-vous ! – Nan, nan, mais moi, je l’accompagne, je suis travailleur social. – Oui, ben, accompagnez-la et servez-vous ! » 
Deux fois que je me défends en me protégeant derrière mon titre. Je me sens subitement honteuse d’avoir tant besoin de le préciser, comme si moi, j’étais au-dessus du lot. C’est certes plus enrobé que les propos puants de l’autre facho, mais c’est guère mieux.

Les bras chargés de gâteaux, de pâtes et de semoule estampillés Union Européenne, Dilniya sourit. Elle regarde les fromages que je lui propose et rit en secouant la tête. Nos 365 fromages français ne l’ont pas encore convaincue semble-t-il ! Nous quittons finalement la zone industrielle, pouffant toutes les deux, sans savoir vraiment pourquoi l’autre rit.

Tout comme je ne sais pas comment elle tient debout.

Dimanche 4 Décembre 2022

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