Association nationale des assistants de service social

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Le dénuement des enfants sans papiers,


par Richard Moyon, Armelle Gardien et Fatiha Al Audat. Point de vue paru dans le quotidien "Le Monde".

Il est inconcevable d'imaginer ces élèves menottés et scotchés à leurs sièges d'avion pendant que leurs camarades étudieraient Eluard ou Du Bellay. Depuis des années, nous apportons en toute illégalité une aide au séjour d'étrangers sans papiers : nos élèves.

Enseignants du lycée Jean-Jaurès (Châtenay-Malabry), personnels d'éducation, parents d'élèves, nous sommes déterminés à continuer.



Le dénuement des enfants sans papiers,
Le nombre de jeunes scolarisés privés de titre de séjour est bien plus élevé qu'on ne le pense. Sept cas recensés en 2003-2004 sur le seul lycée Jean-Jaurès (1 200 élèves) : on peut estimer, en extrapolant, qu'ils sont plusieurs milliers en France.

Rien ne distinguerait ces élèves de leurs camarades si leurs vies n'étaient gâchées par l'obsession de l'interpellation, la peur d'une expulsion pratiquée dans des conditions souvent honteuses, l'angoisse d'un avenir bouché, privé du droit de poursuivre des études supérieures, de travailler, d'avoir un logement, de bénéficier de la Sécurité sociale, etc. Bref, d'être condamnés au dénuement et aux conditions indignes auxquels sont réduits les sans-papiers.

Pour la plupart, ces garçons et ces filles vivent dans leurs familles ou au moins avec un de leurs parents lui-même titulaire d'un titre de séjour régulier, parfois même de nationalité française. Mais, peu rompus aux subtilités du jargon administratif, égarés par la longueur et la complexité des démarches, mis en demeure de produire des documents impossibles à obtenir, ils se retrouvent exclus des circuits normaux de régularisation, sans papiers, temporairement ou définitivement.

Exemple : nous avons obtenu, en juin 2003, la régularisation d'une élève comorienne (dont le père est français). En attendant de lui établir une carte de séjour d'un an, la préfecture lui a délivré un récépissé provisoire à renouveler tous les trois mois (deux à trois heures de queue à chaque fois). Faute de personnel, son dossier n'a pu être examiné qu'un an plus tard... l'extrait d'acte de naissance de moins de trois mois qui y figurait en juin 2003 n'était plus valable ! Il lui a fallu téléphoner au pays, demander à un ami de faire établir le document puis, la poste comorienne ne fonctionnant pas, qu'il se rende à l'aéroport et prie un voyageur de poster la lettre en arrivant à Paris !

D'autres élèves sans papiers, les plus nombreux, sont des déboutés du regroupement familial. Le regroupement doit être demandé alors que la famille se trouve encore au pays. Mais les conditions (logement, ressources) sont strictes, difficiles à remplir et, au total, les délais se comptent souvent en années. Aussi, les raisons pour lesquelles des parents décident de faire venir leur famille "hors regroupement familial" sont multiples... et légitimes !

Lassés d'attendre un appartement qui ne vient jamais ou ne disposant pas des ressources exigées, certains décident de faire rentrer leurs enfants. La loi française est ainsi faite qu'elle interdit de fait aux plus pauvres ou aux plus précaires de vivre avec leurs enfants !

Certaines situations d'urgence ne laissent pas d'autre choix que de faire venir les enfants en France de façon précipitée, y compris hors des cadres prévus par les textes. C'est le cas de ceux que leurs familles arrachent en catastrophe à des pays ou des régions ravagés par les guerres ou la misère extrême. Ou de ceux que la disparition du membre de la famille qui les élevait au pays laisse livrés à eux-mêmes. Devant l'urgence, les parents font ce que tout le monde ferait : ils sautent dans le premier avion ou demandent à un proche de ramener les enfants... quand bien même ils n'ont pas rempli tous les formulaires et obtenu tous les tampons.

Entrés en France hors du cadre "normal" du regroupement familial, ces jeunes se retrouvent à 18 ans dans des situations dramatiques : scolarisés en France, souvent depuis des années, ils y ont parfois toute leur famille et toutes leurs attaches qu'ils sont menacés de perdre au premier contrôle de police.

Ce ne sont pas des vues de l'esprit. Nous avons obtenu la régularisation de trois élèves cette année. L'une, congolaise, dont les parents étaient en France, avait été placée par sa grand-mère dans un avion militaire français évacuant les ressortissants français en pleine guerre civile. La seconde, dont la mère est régulièrement en France (et a des enfants nés en France et appelés à devenir français), a été exfiltrée d'Angola, en pleins combats, par un ami de la famille. La troisième, haïtienne, vit avec son père (en situation régulière). Sa sœur est réfugiée politique en France. Au pays, le reste de sa famille est "clandestine", comme elle dit, et menacée.

Il a fallu des mois de démarches, des pétitions, des délégations et, pour finir, une campagne médiatique (France-Info, TF1, France 2) pour faire revenir les autorités sur leur refus d'accorder un titre de séjour à ces filles.

On ne peut pas laisser faire. Quand la situation d'un élève sans papiers est connue dans un établissement, le traumatisme est profond et atteint toute la communauté scolaire : les personnels, les élèves et leurs parents. Il est inconcevable d'imaginer nos élèves, nos camarades, les copains de nos enfants, menottés, entravés, bâillonnés et scotchés à leurs sièges d'avion pendant que leurs camarades étudieraient paisiblement Eluard ("J'écris ton nom, Liberté") ou Du Bellay ("France, mère des arts, des armes et des lois") ; et que, sans trembler, on effacerait des listes les noms et les prénoms des bannis.

Il faut agir avec les jeunes eux-mêmes. Qui, s'ils sont associés à des combats justes, renoueront avec des traditions de solidarité, de combat collectif qui leur permettront peut-être, leur vie durant, de faire en sorte que le monde dans lequel ils sont appelés à vivre soit plus fraternel et ouvert à tous.

A l'initiative de collectifs d'enseignants et de parents aux prises avec la situation intolérable de jeunes, de la plupart des syndicats d'enseignants, d'une fédération de parents d'élèves et d'un grand nombre d'associations antiracistes et de défense des droits de l'homme, un réseau baptisé "Education sans frontières" s'est constitué. Nous en sommes, évidemment, partie prenante.

Ajoutons, pour tordre le cou à un certain nombre d'âneries, que ces jeunes sont une vraie richesse pour le pays qui les accueille. Deux de nos élèves avaient été régularisés en 1997 et 1998 avec la mobilisation de leurs enseignants et de leurs camarades allés en délégation en préfecture puis au tribunal. Le premier, alors mauritanien, est aujourd'hui français, père de deux enfants, et cadre technico-commercial dans l'entreprise où il travaille depuis plusieurs années. Le second, malien d'origine et aujourd'hui français, est chef d'équipe dans une entreprise d'électricité et entraîneur d'une équipe de foot de sa ville.

Nous les remercions d'être parmi nous.

Richard Moyon, Armelle Gardien et Fatiha Al Audat sont enseignants au lycée Jean-Jaurès de Châtenay-Malabry et animateurs du collectif "Education sans frontières".

Dimanche 5 Septembre 2004




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